Prologue

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Ce soir-là, un ciel bleu sombre, plus sombre que le court horizon et sa ligne de maisons pâles, était strié de vagues rouges et blanches de soleil qui se projetaient en faisceau sur les visages en bas. Le fourmillement qui s'extirpait de ce lycée de campagne, à l'envoi de la sonnerie, se concentrait vers le petit portail, puis se dispersait dans différents bus, chemins, trottoirs, voitures, passages piétons...

Bilal Ragus, vieux rap US dans les oreilles, mains plongées dans les poches d'un survêt' trop serré, paupières plissées par une combinaison de fatigue et de luminosité, recherchait dans les ombres du ciel des dessins familiers. Une anamorphose retint un peu plus son attention ; elle lui évoquait le personnage de Virginie, jeune protagoniste d'un extrait dont il avait dû relever les marques de la négation, une heure auparavant, et dont la prétendue beauté se caractérisait par la blondeur de ses cheveux. Les cheveux de ce charmant cumulo-nimbus étaient-ils bruns, blonds ou roux ? Il aurait voulu qu'ils fussent bruns. Ou blonds bien clair, pour voir à quoi cela pourrait ressembler, une belle Virginie.

Il poursuivit sa méditation devant le distributeur de sodas. L'imprimé brillant du père-Noël lui lança un sourire béant qui compactait ses pommettes en deux petites boules de chaire couperosées. L'un de ses yeux avait été noirci par un tag au feutre, et sa mâchoire, dessinée dans un cratère formé par l'accumulation des chocs, était devenue prognathe.

L'une des deux pièces qui trainaient au fond de sa poche glissa dans la fente de la machine, roula dans ses cavités les plus profondes et déclencha la lourde chute d'une canette. Il se hâta de la saisir, devinant derrière lui la silhouette d'un impatient qui s'appuyait sur le flanc de la machine.

Contre ses propres recommandations, Bilal jeta un regard à l'inconnu qui haletait, pour reprendre un souffle qu'il avait trop fragile. Il découvrit devant lui un petit assemblage de peau et d'os, qui tremblait à chacune de ses brèves respirations. Le tout était recouvert d'un ciré jaune poussin, d'une longue écharpe qui dissimulait son menton et d'une casquette où un rouge écrasé par le temps se distinguait encore par tâches. Son visage se tourna vers Bilal. C'étaient des yeux maigres qui peinaient à poindre entre des rides affaissées et des lunettes rectangulaires presque plus épaisses que larges.

Interprétant la curiosité de l'adolescent comme une question, l'homme prit la parole : « Alors, grand, ça été l'école ? ».

Le corps moite de gêne, Bilal ne parvint plus à supporter le regard de son interlocuteur et tenta de lui faire croire que ses écouteurs l'empêchaient d'entendre. Mais le vieil homme poursuivit, en détournant son regard sur la vitre souillée du distributeur : « T'inquiètes pas. Si je respire aussi fort, c'est à cause de l'effort, je suis pas un sportif. »

Alors, Bilal comprit que l'homme devait être un de ces vieux en proie à la solitude qui se réfugient dans des endroits publics avec l'espoir de causer un peu. Il esquissa une moue compatissante, qui avait aussi fonction d'adieu, et tourna les talons.

Trois pas plus loin, la voix de l'inconnu pénétra à nouveau ses oreilles, ce malgré le volume de la musique qu'il venait de hausser : « Oh, grand, est-ce que je pourrais te demander un petit service, s'il te plait ? »

Quand Bilal se retourna, il fut surpris par la main tendue qui, à quelques mètres de lui, tenait une enveloppe.

« Est-ce que je peux te demander d'aller jusqu'à la poste pour moi ? J'ai encore un sacré chemin à faire et j'ai peur d'être trop fatigué pour rentrer chez moi avant la nuit, une fois que j'y serais. »

Devant l'hésitation de l'adolescent, il fouilla dans son ciré et en dégagea un billet de 5 euros : « Tiens, ta commission ».

Blessé dans son orgueil qu'on puisse le convaincre de rendre un service pour de l'argent, il repoussa le billet et saisit volontiers la lettre. La pensée qui contredisait l'image qu'il se faisait de lui-même, selon laquelle il n'était pas d'un naturel généreux, pesa aussi dans la balance.

L'or pèse plus lourd que tous les obèsesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant