sang froid.

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chapitre 3.

1 348 mots.

ORION est né le même jour que son frère. Dès sa naissance, on a su qu'il ferait doublon. Son frère et lui étaient presque identiques. Deux jumeaux aux âges différents. Orion était un peu plus jeune, un peu plus petit, mais leurs yeux avaient la même couleur, leurs nez avaient la même taille, leurs visages, la même forme, leurs cheveux avaient les mêmes mèches raides.

Mais son frère avait une canine ébréchée qui rendait son sourire attachant, les cheveux du haut de son crâne bouclaient légèrement, et en règle générale, il suffisait qu'il arrive dans une pièce pour que tous sourient de sa présence. Il était si solaire, si prompt à rire. Son altruisme et ses sourires le rendaient immédiatement sympathique. Il était bon à l'école, doué en arts, aidait sa mère aux tâches ménagères sans se plaindre, et souriait à son petit frère dès qu'il le voyait. Souvent, il se baissait pour lui ébouriffer les cheveux, et Orion serrait ses poings pour ne pas s'énerver, pour ne pas essayer d'arracher ce sourire insupportable de son visage.
 
Car Orion avait beau imiter son frère à la  perfection, il courait sans cesse derrière son sillage sans jamais le rattraper. Il était le doublon, le deuxième à tout faire. Jusqu'à qu'il soit le premier. Le premier à le trahir.

Son frère s'était une nuit glissé dans sa chambre. Orion était encore tout endormi quand il lui avait déclaré qu'il comptait s'enfuir de la ville, mais qu'il avait besoin de son aide. Orion l'avait entendu parler sans plus écouter. Il avait quinze ans, et était suffisamment lucide pour savoir ce qu'il avait à faire.
 
Le lendemain, il l'avait dénoncé. Pendant que les Sentinelles de l'Aube arrêtaient son frère, ce dernier le regarda sans un sourire. Orion ne vit plus jamais sa jolie canine qui faisait le charme de son sourire. Une canine cassée pour un fils déchu.

Sa mère l'avait serré contre elle en pleurant, et à ce moment-là il sut qu'il ne sera plus jamais deuxième, puisqu'il sera seul. Et qu'il réussira là où son frère a échoué : il sera un homme dont sa mère sera fière.

***

La femme posa ses mains sur lui et en un geste, il oublia son frère, le dossier entre ses mains, son travail. Ce serait mentir de dire qu'il ne s'était pas attaché à elle durant leurs interrogatoires, mais il était étonné de constater l'effet de ce contact sur lui.
 
Dans sa tête, les migraines et la guerre cessèrent. Les mains de la femme sur ses avant-bras lui offraient un cessez-le-feu bienvenu, un moment de calme dans l'agitation et le tumulte de ses pensées. Et comment s'en soucier, quand la jeune femme se tenait si près de lui, ses lèvres si proches des siennes. Pourtant, il la repoussa sans ménagement, et regarda sa moue suppliante se muer en haine.
 
—Je vais vous attacher de nouveau, prévient-il.
 
Mais elle ne le regardait déjà plus.

***

Trois mois s'écoulèrent sans que la femme ne délivre aucune informations. Plusieurs inspecteurs se succédèrent, mais aucun ne réussirent mieux qu'Orion.

Le jour de son exécution approchait. Orion sortit de la salle d'interrogatoire en soupirant. Encore une fois, il n'avait pas réussi à la faire avouer quelconque information, et il avait compris que cet interrogatoire serait le dernier. Elle sera exécutée. La nouvelle le blessait plus qu'il ne l'aurait cru.
 
Un an plus tôt, il avait interrogé une jeune fille pendant de nombreux mois. Elle était jeune, à peine dix-neuf ans, avait des tresses dorées et paraissait paniquée. Il s'était réellement attaché à cette gamine, à son innocence et son regard sur le monde. Il s'arrangeait pour qu'elle ait une cellule bien isolée et des plats chauds, et glissait même parfois du sucre dans sa main. Elle acceptait ces cadeaux avec un sourire peiné mais elle pleurait à chaque fin d'interrogatoire. Et puis, on déclara qu'elle devait être exécutée. Orion l'avait regardé une dernière fois avant qu'elle ne soit emmenée. Il s'était rappelé ces prisonniers qui rampaient sur le sol de la prison, qui n'avaient plus de larmes à pleurer et étaient à peine assez en forme pour gémir, ces prisonniers qu'il n'avait pas voulu observer, où il avait détourné le regard. Il savait que cette jeune fille aux cheveux dorés allait finir dans ce genre de cellule, mais il n'avait rien dit, à peine ressentit quelque chose. Il avait juste abandonné son dossier et en avait pris un autre.
 
Et pourtant, imaginer numéro 39 être exécutée lui semblait impensable. Insupportable, presque. Cette femme n'a pas sa place parmis les prisonniers, se disait Orion. Elle dépérissait en captivité. Être réduite à une forme rampante à peine humaine serait pire que la mort pour elle. Une voix dans son esprit lui susurra qu'il avait conduit à la mort de nombreuses femmes, et que celle-ci n'était en rien différente, mais il la fit taire.

Et c'est ainsi qu'il commit sa seule faute.

La sauver fut une décision irréfléchie et imprévue, même s'il devait l'avouer, elle avait traversé son esprit plus d'une fois.
L'épouser, quelques années plus tard, sonnait comme l'achèvement de sa trahison.
 
Il ne se passait pas une journée sans qu'il ne regrette sa décision, mais pourtant il continuait incessamment de la cacher, de la protéger. Il détruisit son dossier dans les archives du gouvernement, effaçant ainsi les traces de ses crimes. Il lui offrit une identité, des papiers, un prénom d'emprunt et son nom de famille. Il falsifia des papiers médicaux, pour faire croire à tous qu'elle ne pouvait quitter leur maison en raison de sa santé fragile.
 
Et parfois, il était heureux avec elle. Au prix de sa trahison, il avait acquis une certaine forme de bonheur, qu'il savait n'être que temporaire.

Et trente ans plus tard, il avoua tout. Ce n'était pas l'amour qui changera cet homme et il avait vécu trop longtemps impunément. Il était temps d'avouer. L'inspecteur en face de lui recueille consensuellement son témoignage.

***

Orion regarda son reflet dans une fenêtre, la première qu'il voyait dans la prison. Il s'observa attentivement. Il avait les yeux cernés et les cheveux ternes. Sa mère aurait eu honte de lui. Il serra les dents.

En temps normal, il voyait dans son reflet la version adulte de ce qu'aurait pu être son frère. Mais il ne lui avait jamais autant ressemblé que maintenant. Après tout, il avait sur son visage la même expression que son frère portait le jour de son arrestation. Il détourna le regard.
 
Pour sa trahison, il aurait dû être exécuté. Pour son travail d'Homme de Justice, il aurait dû être récompensé. Ils ont trouvé un entre-deux, il sera déporté. Orion essaya de se demander ce qu'il ressentait vis-à-vis de cette décision, mais il avait l'esprit trop embrumé pour le déceler. Il n'était ni surpris ni déçu, pas même amère ou en colère, peiné ou rassuré. La seule pensée qui occupait son esprit était que les menottes irritaient ses poignets. Et qu'il avait envie d'une douche.
 
Comme ultime privilège avant de débuter sa vie de paria, on lui donna l'autorisation de parler à sa femme. Il avait refusé. Tout avait été dit la nuit dernière. Je te pardonnerais, mais seulement si je meurs.
Elle mourra, et il sera pardonné.
 
Sa femme, cette femme sans nom, numéro 39, avait vu l'immense nuit noire dans son cœur et l'avait éclairé en aube orangée, et dans ce ciel demeurait quelques étoiles, une constellation, lui, elle, ses enfants, chez cet homme si intangiseant et froid. Elle avait mis dans son cœur ces étoiles, un peu de joie parfois, et elle mourra. Elle mourra et il ne parvenait pas à pleurer. C'est peut-être pour cela qu'il ne voulait pas la voir. Pour qu'elle ne remarque pas ses yeux secs.
  
Dans le ciel sombre, aucun rayon de soleil. Il aimerait glisser ses doigts sur la vitre froide et dessiner les volutes de fumée des usines qui s'envolaient au loin à l'horizon. C'est là qu'il sera bientôt.
 
À Starklo, cette ville de verre qui ne connaît pas l'été, numéro 39 fut exécutée sans connaître son nom, et Orion fut déporté sans connaître le soleil.

  

NUMÉRO 39Où les histoires vivent. Découvrez maintenant