3. Voler la beauté

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Voler la beauté

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Voler la beauté



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Les habitudes sont pour la vie comme les mailles d'une chaîne. On peut les raccorder, puis les délier, les serrer contre soi sans jamais s'en défaire. Ou au contraire, tenter de les briser. Au fond, ces chaînes ne sont ni tout à fait des amies ni tout à fait des ennemies. Elles modulent simplement notre existence.

Il y a des chaînes plus longues que d'autres. Surtout celles des petits vieux. Mais c'est logique, ils ont vécu davantage, se fragilisent avec l'âge, accumulent les rituels pour contrer la vieillesse. Ma grand-mère est un parfait exemple d'habituée. Elle se couche toujours à la même heure, consomme le même kimchi, dans le même petit bol vert jade, et lit toujours les mêmes livres. Sur sa chaîne immense, l'habitude (ou devrais-je dire la maille) qui la caractérise le plus est celle du réveil. C'est frappant. À l'aube, quand tout le monde dort encore, elle quitte discrètement l'appartement. La porte se ferme derrière elle en un léger chuchotis. Elle sait rendre sa présence vaporeuse, ma grand-mère, mais parfois, les grincements du parquet la dénoncent.

Dès qu'elle n'est plus là, je cède à la curiosité en quittant mon lit. Puis, posté devant la petite fenêtre de ma chambre, la tête sous les rideaux, j'attends face au ciel d'agrume. Mon souffle répand sur la vitre une buée chaude. Quatre minutes plus tard environ, derrière ce voile qui se déploie puis se rétracte, sa petite silhouette reconnaissable apparaît dans le parc, en contrebas. Seule, elle fait le tour de l'étang qui porte encore la nuit dans ses entrailles brunes. Par moments, elle s'arrête au bord de l'eau, fixe les tourbières éclairées par l'aurore, et repart tout doucement en resserrant contre elle son petit gilet vert.

Je ne comprends jamais ce qu'elle y fait. Ça semble juste important, et c'est suffisant pour attirer mon attention.

Parce qu'on dirait un secret. Quand je vois ma grand-mère, j'ai l'impression d'avoir une chaîne de petit vieux. Juste comme elle. Mes habitudes sont nombreuses. Dans ma chaîne à moi, il y en a une qui ne me lâche pas : c'est mon goût irrépressible pour les gribouillages. Je passe mon temps à dessiner n'importe quoi, n'importe où. Dans ma chambre ou dans le salon, au lycée ou près d'un parc, dans le métro... C'est plus fort que moi. J'égare tout sur mon passage.

Hier, par exemple, ma mère m'a sermonné pendant toute la soirée au sujet de ces « fichus papiers volants qu'on retrouve près du lavabo de la salle de bain ou dans le frigo ! ». (Pour sa défense, elle n'a jamais vraiment eu la fibre artistique.) À chaque fois, je subis ses réprimandes et récupère mes petits dessins la mort dans l'âme. Et comme ça me fait toujours un peu mal au coeur de m'en débarrasser, j'ai pris l'habitude de les scotcher sur les murs de ma chambre. Le résultat me plaît bien.

Parfois, installé à mon bureau ou sur mon lit, je lève les yeux pour les contempler, et à la place de ce havre qui n'est fait ni de paix ni de tranquillité véritable, mais qui commence au moins à porter un peu de mon empreinte, j'imagine ma chambre de Busan.

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