Chapitre 1 - Les deux garçons

3 1 0
                                    


Le garçon s'enfonçait dans les profondeurs de la nuit, courant à en perdre haleine. Il s'appelait Tommy, juste Tommy. Il n'avait pas de nom de famille, personne n'avait pris la peine de lui en donner un. Il avait douze ans et ce soir-là, il s'était enfui du manoir Thézémore, un endroit qu'il n'aurait souhaité à personne, pas même à son pire ennemi.

Tommy s'était précipité dans la forêt blanche qui l'avait avalé tout entier. A travers les frondaisons des grands épicéas, la lueur de la lune se déversait sur lui. Il tournait le dos au manoir Thézémore et ses immenses tours pointues, dressées vers le ciel comme des flèches à la merci de tous les vents.

De là où il était, le manoir n'était plus qu'une ombre sans importance, pourtant Tommy savait qu'il était loin d'être en sécurité. Madame était partout. Il connaissait l'étendue de ses pouvoirs. Il n'espérait qu'une chose, qu'elle ne le ramène jamais auprès d'elle.

D'un revers de bras, Tommy chassa les tourbillons de neige qui l'aveuglaient, l'empêchant de discerner ce qui se trouvait devant lui. Par chance, il évita de justesse un grand épicéa qui venait de jaillir de nulle part.

Il avait perdu toute trace de Tibalt depuis vingt bonnes minutes. Les poumons en feu, il porta la voix à travers la tempête déchaînée, pour crier une nouvelle fois le nom de son ami. Le froid lui brûlait la gorge. La seule réponse qu'il obtint fut le hurlement de la tempête dont l'écho se répandait à travers la forêt.

Bon sang, où Tibalt était-il passé ? Les deux garçons avaient promis aux autres de ne se quitter sous aucun prétexte, aucun. C'était leur seule chance d'aller chercher de l'aide, leur seule chance d'échapper à tout ce qui se passait ici. Et si Madame l'avait tout simplement ramené au manoir ? Tommy frémit et rejeta cette idée en secouant la tête. Soudain, alors qu'il scrutait les lourds rideaux de neige, il y eut un craquement sinistre.

Le garçon savait de quoi il s'agissait. Ce bruit, il le connaissait. C'étaient les Griffes de Madame et il savait de quoi elles étaient capables. Une main spectrale, faite de pure fumée prit forme dans la nuit. Elle rampa vers Tommy à la vitesse d'un cheval au galop, laissant dans son sillage un filet d'ombre qui prenait peu à peu l'apparence de ronces épineuses. Les phalanges crochues agrippèrent la jambe du garçon, et les ronces aussi résistantes que de l'acier enfoncèrent leurs épines dans l'étoffe de son pantalon. D'autres encore émergeaient de la fumée et grouillaient dans sa direction pour tenter de se refermer autour de son poignet. D'un geste sec, Tommy se dégagea à temps de l'étreinte maléfique.

Sans réfléchir davantage, il s'était remis à courir comme un fou, jusqu'à semer les Griffes. Il n'entendait plus que son cœur battre dans ses oreilles. Il se rendit compte que les Griffes l'avait blessé. Il considéra ses poignets, les ronces avaient égratigné la chaîne maléfique tatouée dans sa peau. D'apparence inoffensive, les maillons glissait paresseusement sur sa peau, comme un serpent qui déroulait ses anneaux à l'infini. Tommy savait ce qui allait suivre. Il avait déjà voulu se débarrasser de la marque du Fer, il avait essayé de la griffer de ses ongles, la déchiqueter à la seule force des dents. Il avait même tenté de la brûler. A chaque fois, la même chose s'était produit. La marque s'était mise en colère. Cette fois encore elle chauffa jusqu'à devenir incandescente. Elle pénétra un peu plus dans sa chair, resserrant ses maillons aussi rougeoyants que brûlants, jusqu'à arracher à Tommy un hurlement de douleur. C'était la marque du Fer, une marque qui signifiait l'appartenance, au même titre qu'un troupeau appartenait à son berger. Le jeune Tommy appartenait à Madame, comme tous ceux qu'elle retenait enfermés derrière les barreaux de l'orphelinat Thézémore.

La douleur passée, Tommy se remit préniblement à courir, ses jambes s'enfonçaient dans la neige jusqu'aux cuisses. Il savait que les Griffes étaient partout. Dans les branches hérissées d'aiguilles qui lui cinglaient le visage. Dans les racines qui rampaient sur le sol gelé pour le faire trébucher à chaque pas. La forêt tout entière tentait de le retenir, en lui rappelant qu'il était interdit d'aller plus loin. Interdit de sortir de l'enceinte de l'orphelinat Thézémore, car personne n'y entrait ni n'en sortait. Jamais.

Soudain, une silhouette émergea dans la tempête, comme statufiée au milieu des rafales de neige. Tommy plissa les yeux, avant de comprendre que ce qu'il voyait n'avait plus rien d'humain. Cette chose possédait un corps, mais ses membres soudés formaient un tronc unique. Des bras transformés en branches s'élançaient vers le ciel. Horrifié, Tommy laissa un instant les Griffes gagner du terrain. Comme s'il venait de faire un saut dans le passé, il vit le visage d'un homme imprimé dans l'écorce. Celui-ci avait gardé l'expression d'horreur au moment même où les Griffes l'avaient transformé. La chose n'avait plus de bouche pour exprimer sa douleur, mais Tommy avait la désagréable impression que les yeux, enfoncés dans le bois le suppliaient de lui venir en aide. Malheureusement, le sort de cet homme ou de cette chose, était scellé depuis longtemps. Probablement un visiteur qui s'était aventuré un peu trop près du manoir, il y a des années de cela. Voilà ce que les Griffes avaient fait de lui. Voilà ce qu'elle réservait à ceux que Tommy comptait attirer au manoir, pour délivrer ses camarades.

A ce moment, la respiration de Tommy s'accéléra. Il y avait de quoi trembler de peur, puisque les enfants de l'orphelinat ne finissaient jamais en arbre mort. Madame leur réservait un tout autre sort. Pire que tout autre. Elle les faisait descendre dans les ténèbres du Puits Hurleur et ils n'en ressortaient jamais.

Tommy se souvint de ce que les autres leur avaient dit, à Tibalt et lui. Ils refusaient que les deux amis prennent autant de risques. Ils disaient que c'était de la pure folie, qu'aucun enfant n'avait jamais échappé à Madame. Ceux qui s'y étaient risqués avaient tous plongé dans le Puits Hurleur. Alors, pourquoi deux garçons de douze ans pouvaient s'imaginer qu'ils y arriveraient cette fois ?

Seule Tara-Tatin avait eu une réaction différente des autres. Elle ne regardait jamais Tommy dans les yeux, elle avait toujours cette curieuse manie de regarder dans le vague, au niveau de son épaule. Elle s'était plantée devant Tommy en lui disant que c'était le bon moment pour s'enfuir. Quelque part, elle avait eu raison. La tempête de neige avait rendu les silhouettes des deux garçons invisibles depuis les fenêtres du manoir lorsqu'ils avaient pris la fuite, et le vent déchaîné avait couvert le bruit de leurs pas dans le grand escalier en spirale.

Le cœur battant, Tommy devenait sourd à la tempête qui n'en finissait pas. La glace craquait sous ses pieds gelés et ses jambes perdaient en vigueur. Il était à bout de force. Mais il ne pouvait se laisser piéger par les Griffes qui couraient derrière lui dans toutes les directions. Tommy ne pouvait pas les laisser gagner, pour lui, pour les autres. Il devait tous les sortir du manoir dans lequel ils avaient toujours grandi. Il s'accrocha à cet espoir qui brillait au fond de lui d'un éclat que les ténèbres de Thézémore ne pouvaient éteindre.

Soudain, une voix étouffée par la fureur de la tempête arracha Tommy à ses pensées.

Une joie sans pareille illumina le visage du garçon. C'était Tibalt et il était en vie !

Tommy, invocateur des rêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant