Chapitre 4 - Les Yeux de Madame

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Madame passa une main dans la fourrure argentée d'une de ses fidèles Mâchoires. La bête qui se confondait avec les ténèbres de la pièce, agita la queue de contentement. Sa maîtresse l'abandonna près de la cheminée éteinte et s'installa à sa coiffeuse, les pans de sa cape satinée retombant de chaque côté d'un large fauteuil.

Madame retint sa respiration, de peur de ce que le miroir lui réservait. Il était impitoyable avec elle. De ses mains à la peau noire, Madame retira le masque vénitien qui s'étendait autour de ses yeux comme un deuxième visage. Il cachait sa plus grande imperfection, celle que le reste du monde n'était pas prêt à voir. Même à ses propres yeux, pourtant habitués à l'horreur, la stupeur était toujours la même. Car cette fois encore, Madame ne put s'empêcher de détourner le regard, comme à chaque fois qu'elle croisait le reflet que le miroir lui renvoyait. Elle effleura l'une de ses pommettes avec prudence. A cet endroit, son visage, aussi brillant et cassant qu'un morceau de charbon pouvait se briser comme du verre soufflé. Le maléfice l'avait brûlée jusqu'à l'os.

Révulsée à la vue de son visage réduit en cendres, elle se détourna du miroir pour attraper son masque en urgence. Au contact de sa peau, celui-ci lui procura une sécurité réconfortante.

Quand elle le portait, le masque ne laissait apparaître que le haut de son front, ses yeux et sa mâchoire, seules régions encore épargnées. La tromperie était totale. Aucun des pensionnaires ne pouvait la voir telle qu'elle était vraiment. Elle était juste Madame. Mais bientôt, ce masque ne serait plus suffisant. Il en faudrait un autre, lorsque le maléfice s'étendra, car il allait s'étendre.

Il fallait tout de même qu'elle vérifie encore une fois. Alors, Madame se dirigea vers le lutrin sur lequel reposait un ouvrage qui avait traversé les siècles. Celui-ci était ouvert à une page qu'elle parcourait pour la centième fois. Celle qui traitait d'une invocation interdite. De la magie noire où il n'était question de rien d'autre que de cauchemars. Les plus terribles qu'on puisse imaginer. Madame ne faisait pas erreur, les anciennes écritures étaient formelles, il y avait une façon de rompre le maléfice. Une seule et unique façon. Elle l'avait appris à ses dépens, car on ne marchande pas avec la mort, jamais. C'était précisément la raison pour laquelle elle avait besoin de tous les pensionnaires. Chacun d'entre eux lui serait utile au moment opportun, s'effaçant pour quelque chose de plus grand, de plus puissant aussi, comme les ombres forment la nuit, une fois toutes réunies.

Seulement, il fallait qu'elle se méfie. En grandissant, les pensionnaires devenaient chaque jour un peu plus sournois, plus prudents aussi. Plus inventifs. Elle les avait marqués du sceau maléfique du Fer, pourtant deux d'entre eux avaient bien failli lui échapper, cette nuit. La même question revenait inlassablement : comment s'y étaient-ils pris ?

Dire qu'elle leur avait donné un prénom, leur avait offert le gîte et le couvert toutes ces années, ainsi qu'une instruction. Sans elle, ils ne seraient personne. Sans elle, ils n'existeraient tout simplement pas.

Sans compter que, cette nuit-là, plus d'une de ses possessions l'avaient déçue. Ses Griffes et ses fidèles Mâchoires n'avaient fait que la moitié du travail, puisqu'elle avait dû elle-même se salir les mains. Mais pire encore, Madame avait la désagréable intuition que ses Yeux lui avaient désobéi.

Une colère froide s'emparait d'elle, comme une tempête prête à s'abattre sans prévenir. Madame ouvrit la main. Entre ses doigts agiles, l'air passa d'ombre à matière. Elle tenait maintenant son bâton, retenant la morsure brûlante du Fer qui la démangeait, qui ne demandait qu'à frapper tous les pensionnaires, d'un seul coup. Ceux qui dormaient encore ne sentiraient rien, ils ne se réveilleraient tout simplement jamais. C'était ce qu'ils méritaient, tous, si toutefois elle n'avait pas encore besoin d'eux pour satisfaire le Puits Hurleur.

Tommy, invocateur des rêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant