Chapitre 1

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Le brouillard a fini par tomber sur le Mont, apportant avec lui une humidité bienvenue pour les multitudes plantes aux feuilles grasses et vertes qui poussent dans la forêt.

Le pilier de la brume gravit les interminables marches de pierres usées, plus par le temps que par les passages rares, en gouttant paisiblement au calme du lieu. L'atmosphère autour de lui est si vaporeuse qu'il ne distingue pas plus que le vieil escalier et des tâches vives de végétations alentour. L'effort de la grimpée ne l'affecte pas, c'est peu de chose par rapport à ce qu'il a l'habitude de faire ; d'autant plus que l'air ici est particulièrement agréable à respirer, rendant la montée non pas fatigante, mais plutôt plaisante.

Tandis que ses chaussures font un tapement régulier sur la pierre, l'air semble se condenser à mesure qu'il monte vers le sommet, vers la source du brouillard dans lequel toute la montagne est plongée. La brume devient bientôt si dense que des gouttelettes d'eau ne tardent pas à se former sur le bout de ses mèches turquoises, ainsi que sur ses longs cils, ce qui voile sa vue d'avantage. Tout cela ne le dérange pas : au contraire, cette humidité ambiante lui procure de la fraîcheur en même temps qu'un bien réconfortant.

L'endroit est sain, constamment dépourvu de démons, ce qui fait qu'il n'a pas à s'inquiéter à propos du voile qui l'empêche de voir à plus de trois mètres, même s'il serait capable de sentir leur présence avant cette distance... En même temps, les démons ne viennent pas dans les montagnes dont la base est plantée de glycines, même si ici, à cette altitude, il n'est plus question de glycines dans le paysage. Les fleurs blanches tombantes ont depuis longtemps laissé place à des herbes rases et rondelettes.

Cela fait bien deux heures que Muichiro a passé la porte de bois rouge dont la peinture commence à s'écailler et être rongée par la mousse, et qui indique l'entrée dans un lieu sacré et le début de la montée. Il a même au passage rallumé les deux torches d'encens de fleurs qui encadre le torii* dans de petites alcôves de pierre surmontés, et que l'humidité avait éteinte, en s'assurant que cela ne se produira pas de nouveau. Cette balade est longue, certes, mais il sait que l'arrivé vaut la peine de tous ces efforts à fournir...

L'air se fait désormais de plus en plus rare. L'atmosphère est étouffante et fraîche à la fois. Une vrai torture pour les poumons. Muichiro comprend aisément que cet escalier ne soit pas plus emprunté. Ça plus le fait si décourageant pour tout débutant que l'escalier semble interminable et qu'on n'en voit jamais la longueur à cause de la brume... Heureusement, à force d'avoir travaillé le souffle de concentration intégral, le manque d'oxygène n'est plus un problème pour le pilier.

Au bout d'un certain temps encore à gravir ces marches, il semble à Muichiro que le brouillard se dissipe, et que la montée se fait moins drue. Il se sent alors envahi d'une sorte de bonheur serein car il sait ce que ce changement progressif signifie.

Comme il s'y attendais, des feuilles jaunes commencent bientôt à parsemer le sol et les marches, créant un jolie contraste entre les tons gris de vieilles pierres et leurs couleurs chaudes et or. La lumière qui perce la canopée prend des teintes de plus en plus chatoyantes. Une véritable transformation opère dans les lieux à mesure que Muichiro se rapproche du sommet. Quelques-uns des rayons du soleil arrivent à glisser à travers la vapeur, faisant miroiter des arc-en-ciels, et tombent sur ses cheveux noirs dans un scintillement tenu.

Le spectacle de la forêt kaléidoscopique est déjà magnifique en soit, mais c'est au moment où les dernières marches sont gravies que le jeune garçon sent son cœur se soulever de joie. Le rude escalier et la brume ont laissé place au plus enchanteur des paysages : une ancestrale forêt de ginkgo biloba* jaune comme un soleil. Muichiro se sent comme appelé à entrer dans ce lieu solennel. Quand ses pas se mettent à frôler les feuilles au sol, la forêt paraît faire un soupir. Le foulement de la vie résonne parmi les arbres.

Il regarde autour de lui, émerveillé par ce spectacle familier. Quelques fois, il se demande s'il est possible que la beauté ait une autre définition que celle-ci. Pourtant, il ne s'attarde pas à détailler les nœuds et les excroissances pendantes qui se mêlent sur le tronc des arbres vénérables, il ne traîne pas des pieds dans le tapis jaune froufroutant. Il sait que ce qu'il est venu chercher ici ne se résume pas qu'à ce paysage incroyable...

C'est au bout d'un certain temps à marcher paisiblement dans la forêt que Muichiro finit par arriver à sa destination finale. Là, au pied d'un gingko biloba particulièrement magnifique malgré sa hauteur plus restreinte que celle des autres arbres, il y a une pierre. Une pierre grise, à peine polie, qui se dresse avec nostalgie, qui semble attendre... On pourrait ne pas le croire, mais c'est une jolie pierre, avec quelques défauts et un peu de travers, mais c'est justement ce qui fait qu'elle est belle. Elle a déjà quelques années mais cela se voit à peine, car pas une once de mousse ne couvre l'inscription gravée dans la roche. Muichiro y veille régulièrement.

Il ne veut pas oublier une seconde fois...

時透 有一郎

Le jeune pourfendeur s'étend doucement au milieu des feuilles, comme dans un champ d'or. Sa tête repose à l'avant de la stèle, ses longs cheveux se déployant autour de lui comme de sombres racines sur le tapis forestier. Le monde renversé s'ouvre à lui, et il doit faire des efforts pour maintenir quelques instants ses yeux turquoises ouverts, aveuglé par le jaune si lumineux des feuilles au dessus de lui. L'une d'elle se détache et virevolte vers lui, comme un insecte volant qui aurait les ailes dorées. Elle tombe avec lenteur, et se pose sur sa poitrine. Tout en restant allongé, Muichiro la ramasse et l'amène devant ses yeux, ce qui floute la vision de la canopée derrière elle.

Il se dit alors que la feuille de cet arbre est décidément la plus étrange des feuilles, avec sa forme de palme finement nervurée, scindée en deux. Elle est belle et simple. Il aime bien les choses belles et simples.

La symétrie de cette feuille, son pigment aussi jaune que le bonheur et l'endroit dans lequel il se trouve plonge le pilier de le brume dans une sorte de nostalgie. Tout ce jaune sature sa vision, et après plusieurs heures de montée, il a envi de se reposer. Alors, il replace la feuille sur son cœur et laisse ses yeux se fermer.

Cela lui demande encore quelques efforts pour se souvenir de son passé, bien qu'il ait recouvert la mémoire depuis peu. Mais le feuille des jumeaux, posée sur lui, l'aide à se le rappeler...

* * *

Vocabulaire :

* gingko biloba : aussi surnommé "arbre aux mille écus", il est symbole d'éternité du fait de son espérance de vie très élevée.

* torii : portail traditionnel japonais érigé à l'entrée d'un sanctuaire ou lieu sacré.

Passés et mémoires, Muichiro TokitoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant