Main dans la main

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Avec un délicieux frisson de crainte, j'ai vu la bête se secouer et venir vers nous. On s'est retrouvés bouclés tous les trois dans la petite pièce. Tu as alors sorti une paire de ciseaux de ta poche. Ensuite, tu as entrepris de « couper les cheveux » du chien pour le punir d'avoir mangé mes lacets. J'étais stupéfaite et ravie de ton audace. D'énormes touffes de poils tombaient sur le sol. L'animal se laissait faire sans broncher et devenait, d'instant en instant, une caricature de lui-même. Ma crainte disparaissait comme par enchantement.
- Arrête, Erwan ! Il est assez puni comme ça.
Magnanime, tu as remis les ciseaux dans ta poche. On est sortis de la salle de bains sans faire le moindre bruit, laissant notre victime au milieu d'un océan de poils noirs et blancs.
Madame Marie a poussé les hauts cris lorsqu'elle a vu son chien scalpé de la sorte. Elle s'est demandé lequel de ses loulous était l'auteur de cette grosse bêtise. Les soupçons se sont portés sur toi mais, stoïque dans l'adversité, tu n'as rien dit, rien avoué. Et moi non plus. J'étais tellement fière de toi. Je t'aimais tellement. Lorsque je repasse ce gentil cinéma dans ma tête, je ne peux m'empêcher de sourire.
Personne n'a compris la suite mais, Dagobert et moi, on est devenus les deux meilleurs amis du monde.
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Des aventures comme celle-là, on en a connu quelques belles dizaines. Je vivais des jours, des semaines et des mois enchantés. C'était le bonheur !
Je me souviens d'une journée toute particulière. Il pleuvait et neigeait en même temps. Tu étais venu jouer avec moi dans le sous-sol de la maison. Ça devait être un samedi. Avec les coussins du divan et une couverture, on avait construit une cabane et on avait mangé une poignée de céréales. On s'était allongés l'un à côté de l'autre, les yeux fixés sur les coussins en équilibre instable au-dessus de nous. On était bien. Tout était parfait. Et là, le plus sérieusement du monde, tu as prononcé ces mots que je n'ai jamais oubliés :
- Plus tard, quand on sera grands, on se mariera et on restera toujours ensemble. Tu veux bien?
Je me suis pelotonnée contre toi et je t'ai embrassé sur la bouche, comme une grande, comme les filles dans les films que regardaient mes frères. Tu as fermé les yeux en soupirant de bonheur. Une heure plus tard, n'entendant aucun bruit, ma mère nous a trouvés endormis, protégés par les murs de notre rêve.
C'était un secret entre nous. Un grand secret. Je n'en ai jamais parlé à personne. Pas même à ma mère. Toi non plus, je crois. C'était trop sérieux pour qu'on prenne le risque d'être moqués par les adultes.
Les semaines et les mois passaient. On était tout le temps ensemble. Tu étais là lorsque j'ai soufflé les chandelles de mes cinq ans. Tu m'as appris à reconnaître les lettres et à déchiffrer quelques mots dans mon abécédaire. Moi, je savais mieux compter que toi. Mes frères me montraient les dizaines, les centaines, les milliards de millions... Tu disais que ce n'était pas possible de compter aussi loin et que, forcément, ça s'arrêtait quelque part. Tu avais sans doute raison.
Cette année-là, on a eu la varicelle, on a eu des poux, on a eu les mêmes rhumes, les mêmes bobos. On a appris à faire de la bicyclette sans les petites roues, on a réussi à se tenir debout sur des patins et des skis, on a vu les mêmes spectacles pour enfants. On était inscrits dans la même maternelle pour la rentrée prochaine. Cela ne faisait aucun doute : on n'allait jamais se quitter.
Les nuages s'accumulaient au-dessus de nos petites têtes, sans que nous en soyons conscients. Un soir, alors que nous étions tous en famille autour de la table, un gouffre noir s'est ouvert sous mes pieds. Papa nous a annoncé une belle aventure. Dans trois semaines, juste au début de l'été, on allait quitter notre maison, notre ville. On allait partir dans un autre pays, de l'autre côté de la mer. On aurait la chance d'apprendre une autre langue, de nous faire de nouveaux amis. Papa était maintenant associé de la boîte où il travaillait. Il était tellement fier. C'était formidable, non ?
J'ai tout de suite compris qu'on allait être séparés, toi et moi. Mes yeux se sont noyés. Je ne voulais pas de cette nouvelle aventure. Papa a voulu me prendre dans ses bras. Je l'ai repoussé avec rage. Je le détestais.
Inconsolable ! J'ai pleuré pendant trois jours, refusant de manger. Toi, ta peine s'exprimait dans la fureur. Je t'ai vu donner des coups de pied dans les portes, des coups de poing dans les murs, déchirer des livres pour te faire punir afin d'avoir une bonne raison de pleurer.
On nous a promis mer et monde. Qu'on pourrait se téléphoner, qu'on se reverrait bientôt, l'année prochaine, un jour... C'était nul ! On savait bien que les adultes nous racontaient n'importe quoi pour se sentir moins coupables. Skype n'existait pas encore. Internet balbutiait. On avait tout de suite compris qu'on n'allait pas se voir avant très, très, trop longtemps. Notre chagrin prenait toute la place. On peut vieillir très vite en quelques semaines seulement !
Te souviens-tu de notre dernière journée ? Tu étais venu me dire au revoir. Ta mère t'avait accompagné et maman l'avait invitée à prendre un café dans la cuisine. On s'est réfugiés dans ma chambre vide puisque toutes mes affaires étaient déjà emballées dans des caisses. On s'est assis en tailleur sur le sol, l'un en face de l'autre, en se tenant les mains. On ne pouvait pas parler. Être juste ensemble, c'était suffisant, c'était important puisqu'un long désert nous attendait. Comment allais-tu grandir, mon amour ? Qui allais-tu rencontrer qui prendrait ma place dans ton cœur, mon tant aimé Erwan ?

Une simple histoire d'amour Où les histoires vivent. Découvrez maintenant