Seattle, État de Washington, huit mois plus tard
Le dragon s'enfonce dans l'océan...
Libéré de toute pensée consciente, le corps d'Harry Styles se coula dans la position, en parfaite symbiose avec l'art traditionnel de sa discipline. Attaquer avec la patte du dragon. Plonger pour plaquer son adversaire fantôme au sol. Respirer profondément, lentement, pour orienter le Qi vers ses organes vitaux et le faire circuler. Son corps était souple et détendu, sa concentration optimale. Le corps et l'esprit en parfaite harmonie. Le Qi passait par les yeux.
Il était le dragon, le nuage où il se formait, l'océan où il vivait. En équilibre dans les airs. Suspendu dans le temps.
Le porte du dojo s'ouvrit sans bruit, mais ses sens aiguisés étaient capables de déceler le moindre changement d'air de température. Il reconnut son aura avant même de se retourner. Il sut que c'était lui au picotement familier de sa nuque. Un peu comme des milliers de clochettes tintant à l'arrière de sa tête.
Quelques secondes plus tard, il sentit son parfum. Épicé. Gingembre ou essence de girofle. Boisé. Du cèdre, avec une pointe d'orange. Alléchant. Les effluves s'intensifièrent tandis qu'il approchait du tatami où il s'entraînait. Brusquement, le mouvement doux et circulaire du dragon se transforma en l'attaque agressive du tigre. Il se corrigea aussitôt et s'efforça de rassembler ses esprits.
Le dragon allonge sa patte gauche... Il donnait des cours de fitness dans la salle de sport pour femmes qui jouxtait le club. Il venait certainement de terminer sa journée. Il avait l'impression que le battement de la musique s'était interrompu depuis une éternité, mais son esprit affûté savait que seules quinze minutes s'étaient écoulées. Profondément concentré, il avait à peine entendu les conversations des femmes sur le parking, en dépit de l'agitation que l'endorphine provoquait habituellement chez elles.
À présent, il était là. Devant lui, sur son territoire.
Le dragon allonge sa patte droite... Que fichait-il ici ? Il s'était donné du mal pour l'éviter. Maintenant, son souffle était lourd, trop agité, trop hait dans la poitrine. Son cœur battait à tout rompre, cognant contre ses côtes comme s'il avait peur.
Un peu de concentration, bon sang ! Il ralentit sa respiration, inspirant encore un peu plus les effluves chauds et masculins qu'il dégageait. Douce sensation. Savon parfumé, shampooing, et Dieu savait quels autres baumes dont il enduisait son corps ! Le tout rehaussé par l'exercice physique qu'il venait de pratiquer. S'il se tournait pour lui faire face, il discernerait sans aucun doute la fine pellicule de sueur qui recouvrait sa peau parfaite.
Il préféra ne pas prendre ce risque. Il n'avait pas besoin de le regarder pour se sentir excité. Ce constat le rendit furieux contre lui-même. Pourquoi était-il incapable de maîtriser son corps en sa présence ?
Le dragon attrape l'arc-en-ciel... Il se tourna et, du coin de l'œil, aperçut le justaucorps bleu vif qu'il portait. La diversion n'était qu'un défi supplémentaire à relever et à surmonter, se rappela-t-il. Tout comme les accès de colère irrationnels. Il connaissait la marche à suivre. Observer froidement ses propres réactions. Les laisser passer. Avancer.
Il aurait dû apprécier ce défi lancé à sa capacité de concentration. Ce n'était qu'une question de mental. Idéalement, il devait être en mesure de prolonger sa médiation, même si le ciel lui tombait sur la tête. Le dragon allonge sa patte gauche...
Il pivota, jambes tendues, mais fut incapable d'ignorer le body sexy qu'il portait, largement échancré sur les hanches. C'était l'un de ses préférés. Au cours des six dernières semaines, depuis qu'il avait commencé à donner des cours dans la salle de gym, il avait mémorisé chacune de ses tenues.
Un peu pervers de sa part, en y songeant bien. Il n'était pas censé réfléchir en cet instant. Pourtant, à ce stade, seuls vingt-cinq pour cent de son esprit étaient concentrés sur la posture du dragon. Le reste était complètement obnubilé par la présence de James Gallagher, qui l'observait dans l'obscurité du dojo. Sous son regard, il se sentait comme un adolescent pubère. Il avait ôté la veste de son kimono et son torse luisait de sueur. S'il pouvait sentir le parfum de James à cette distance, il pouvait également sentir le sien. Et après avoir donné deux cours de karaté à la suite, il ne devait pas sentir la rose. Une odeur de mâle, presque animale.
Stop ! Inutile d'y penser. Il reprit la position de départ, fermement déterminé à terminer son entraînement. La grue vole dans le ciel... Il fit un saut, se réceptionna avec une grâce féline, la main droite en cuiller sous la main gauche. La grue ralentit le battement de ses ailes... Bon sang ! Impossible de se concentrer avec ces fichues clochettes qui ne cessaient de tinter dans sa tête.
Il acheva son mouvement, simplement parce que sa nature lui interdisait de laisser inachevé ce qu'il avait entrepris, et plongea dans la position de la grue qui protège son nid.
Peine perdue.
En temps normal, à cette étape de la médiation, rien ne pouvait le déstabiliser. Et rien n'y était jamais parvenu avant que James Gallagher ne vienne donner des cours dans la salle de gym d'à côté. Il avait trente-huit ans et le béguin pour un homme qu'il ne connaissait même pas.
Mais cela n'irait jamais plus loin. Il l'avait compris dès le premier soir, quand Tilda, la gérante de la salle de gym, lui avait présenté James. Cette nuit-là, il s'était tourné et retourné dans son lit, jusqu'à ce qu'il se trouve enroulé dans les draps trempés de sueur. Il l'avait imaginé, le chevauchant avec fougue, ou encore lui tournant le dos tandis qu'il se fondait en lui. Au milieu de la nuit, il avait renoncé à dormir et avait saisi son ordinateur pour faire ce que tout homme sensé fait lorsqu'il envisage une liaison avec un homme : une vérification en règle de ses antécédents.
Le résultat de cette recherche l'avait plongé des semaines durant dans un profond désarroi.
Il prit une longue inspiration et relâcha lentement son souffle avant de se retourner.