Escapade hiératique

1 0 0
                                    

De mon enfance, je ne garde guère de souvenirs. J'ai dû voir le jour parmi une marmaille geignante, gavé d'or blanc issu des tétines nourricières. Très vite, mon chemin s'éloigne de la fratrie et dema mère dont je ne garde aucune trace en mémoire. Je me revoie arpentant les ruelles gorgées d'êtres humains qui ne me prêtent aucune attention cependant qu'ils évitent soigneusement de me faire le moindre mal. Je comprends que j'ai un statut particulier dans le pays qui m'a vu naître. La chaleur est écrasante et tout n'est que sable et poussière. La moindre goutte d'eau est un bienfait des dieux qu'il est impératif d'honorer en s'en délectant. On n'hésite jamais à me fournir de quoi me sustenter. Dans la rue ou sur un pas de porte, de bonnes âmes veillent à ce que mon estomac soit rempli.Parfois, un passant s'arrête alors que je me prélasse à l'ombre d'un mur en terre ou d'une paillasse et s'amuse avec moi, le temps d'un bref instant. Mais la solitude me pèse. Bien sûr, nous sommes nombreux à avoir établi notre campement de base dans cette grosse métropole située à la naissance du delta du Nil. Notre population grossit de jour en jour, sans que cela n'inquiète personne. Car nous savons être utiles en échange d'une maigre pitance et ne rechignons pas à chasser les rongeurs des immenses silos à grains si indispensables à la population. Un échange de bons procédés en somme.

Mes Pérégrinations urbaines m'amènent au-delà de la citadelle. J'en ai très vite fait le tour et l'on me connaît désormais trop, au point de vouloir me priver de ma liberté pour m'enfermer dans ces cahutes de torchis sombres et mal ventilées. Je préfère m'aventurer vers les faubourgs où les pauvres âmes s'entassent. La proximité du fleuve offre une brise tiède salvatrice. La caresse du vent sur mon poil fauve m'apporte un rafraîchissement bienfaiteur et mon museau frémit lorsque les effluves charriées par le souffle de Shou parviennent à lui. J'aime passer des heures dans les hautes herbes abreuvées de l'eau du Nil. Tourné vers les berges boueuses,j'observe avec délectation les felouques glisser sur la surface lisse du fleuve et les marins s'alpaguer pour éviter les autres contingents maritimes. Le vacarme des artères de la capitale a cédé sa place à la sérénité de l'arrière-pays, emmitouflé dans ce crépuscule rougeoyant qui dessine des ombres inquiétantes au sortir des aires habitées. Soudain, un branchage craque à proximité de moi. Seule ma tête pivote dans la direction de ce bruit. Je découvre alors, à une vingtaine de mètres de moi, un modèle réduit de bipède, couvert d'une fine tunique dont la blancheur rappelle les blocs de pierre des temples de nos divinités. Je n'ose bouger, ne serait-ce qu'une griffe, de peur que l'enfant ne me voit. Ses longs cheveux noirs s'agitent en tous sens et forment une sorte de couronne autour de son crâne à la peau brunie par le soleil. Nos regards finissent par se croiser. Là où beaucoup d'autres bambins m'auraient bondi dessus pour tenter de me capturer, la petite fille reste immobilisée et s'accroupit pour plonger ses yeux dans les miens. Et pour je ne sais quelle raison, son sourire parvient tout droit à mon cœur. Hypnotisé par ces deux énormes billes sombres,je déplie mes pattes et me rapproche en trottinant, avant de me frotter à ses mollets rachitiques. L'une de ses mains effleure délicatement mon pelage dorsal puis ma toute nouvelle connaissances'installe à même le sol en tailleur. Je fais de même et me pose sur mon séant, tout en face d'elle. Ses petits doigts étonnement dodus se tendent vers ma face et touchent mes bajoues pour les caresser avec une infinie gentillesse. Ce contact éveille en moi un sentiment nouveau que je n'avais jusqu'alors jamais expérimenté et je me sens immédiatement relié à cette petite chose qui ne cesse de m'offrir ses gencives roses et dénuées de toute dentition. Ses lèvres se mettent à remuer et quelque chose incompréhensible sort de sa gorge. Ce flot continu de sons et de claquements de langues'interrompt pourtant, à mon grand soulagement, et ma douce protectrice tend ses bras vers moi pour me saisir sans brutalité sous mes pattes avant afin de me déposer dans le creux de ses membres supérieurs où je me love sans résistance.

Dès lors, nous devenons inséparables. Ma bienfaitrice est frondeuse,c'est aussi une grande exploratrice qui aime passer son temps en dehors de la masure qu'elle partage avec ses parents et ses frères.Elle doit me cacher du reste de sa famille qui n'aime guère les bêtes à quatre pattes. Tous les soirs, elle glane quelques miettes du souper et les dépose sur le rebord de sa fenêtre. Avant de la refermer pour glisser dans un sommeil profond et réparateur, la petite fille n'oublie jamais de déposer un doux baiser sur ma truffe humide. Le lendemain, elle me retrouve là où nous nous sommes rencontrés pour la toute première fois, une éternelle poupée en bois accrochée à sa taille C'est le point de départ d'une journée pleine d'aventures et de découvertes. D'abord, nous nous éloignons de la masse grouillante des quartiers périphériques pour rejoindre notre petit poste d'observation. Un monticule sablonneux protégé par de hauts palmiers aux troncs décatis derrière lequel nous n'hésitons pas à nous dissimuler pour mieux scruter les caravanes marchandes qui émergent du désert afin de rejoindre le souk de la capitale. Ce spectacle n'a pas un grand intérêt pour moi mais cette vision semble ravir ma compagne dont les yeux luisent de bonheur et d'envie dès que son regard se pose sur les sacoches de cuir remplies à ras bord de ces denrées rares et forcément hors de prix. Alors,pour contenter la curiosité et l'euphorie de ma petite amie, je ne bouge pas d'un poil, laissant seule ma queue se balancer au rythme dela marche des camélidés.

Nouvelles bigarrées et autres textes courtsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant