L'âge de raison

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Larévélation claqua dans l'air comme le fouet du bourreau s'abat surle dos meurtri du condamné. Les mots de sa mère la giflèrent, aupoint d'endolorir ses deux joues pourtant intouchées. Tout ce quil'entourait s'effaça soudainement et elle crut tomber dans un puitssans fond plongé dans les ténèbres les plus impénétrables. Lesautres individus devinrent des spectres inquiétants alors qu'ilsfondirent sur elle pour tenter de la consoler. Elle les esquiva avecl'adresse des gens de son âge et s'enfuit dans son antre, enn'oubliant pas de s'enfermer à double tour afin d'éviter touteintrusion intempestive et malvenue. Ses réactions hésitaient sanscesse entre colère et effondrement. Comment avait-on pu lui cachercette vérité aussi longtemps ? Pourquoi l'avait-on volontairementmaintenue dans cette ignorance ? Les larmes ne cessèrent de roulersur son visage tandis que la morve collante et verdâtre recouvraitson philtrum. De gros sanglots secouaient sa poitrine et la forçaientà absorber de grandes bouffées d'air pour ne pas suffoquer. Toutvaldingua sur son passage : d'un geste brutal, la jeune filledébarrassa son bureau de tout ce qui camouflait le plaquage clair etlégèrement rayé par endroits. Les objets churent à terre,cependant que l'épaisse moquette atténua, à son grand regret, leurfracas. La totalité de ses livres, soigneusement rangés par ordrealphabétique, quittèrent les étagères de sa bibliothèque etatterrirent au coin opposé de la chambre après avoir effectué unvol plané à travers la pièce. Galvanisée par cette sensation detoute-puissance et de contrôle, la tornade se rua sur une petitechâsse rectangulaire, posée à même le sol sous son lit. Là, àgenoux, elle prit un bref instant pour contempler ce petit étui quirenfermait ses secrets les plus jalousement gardés. Le choix de cecoffret n'avait pas été anodin. Il s'agissait ni plus ni moins del'une de ces boîtes en fer décorées que l'on achète sur une aired'autoroute après s'être rappelé que l'on avait oublié de penseraux souvenirs pour les autres au sortir des vacances. Affolé d'avoirpu être aussi imprudent, on se précipitait sur ces cassettes bonmarché, moins pour ce qu'elles contiennent que pour se donner bonneconscience. Elle trouvait la sienne particulièrement jolie etdistinguée. Les teintes vives s'entremêlaient avec grâce dans unstyle très contemporain pour réaliser des formes abstraites etpromptes à réveiller l'imaginaire de l'esprit le plus rationnel quiexistait. De peur que le mandala s'altère, le démon la manipulaitrarement, uniquement lorsque l'occasion l'exigeait. L'intérieurregorgeait de trésors. Une véritable caverne d'Ali Baba dont seulela jeune fille connaissait la véritable valeur, essentiellementsentimentale. Des fèves de toutes les tailles et de toutes lescouleurs formaient le plus gros contingent des objets de ce coffre.Sa propriétaire avait débuté cette collection des annéesauparavant et, finalement submergée par ces petites reliques denombreux moments gourmands, elle dut se résigner à se séparer dela plupart d'entre elles. Les survivantes de cette purge s'ébattaientdésormais dans leur minuscule abri. Quelques frêles feuilles àpetits carreaux, découpées grossièrement aux ciseaux, avaientréussi à s'immiscer dans les rainures du contenant, obligeant lajeune fille à tirer avec mille précautions sur le papier pourconserver l'artefact en un seul et même morceau. Deux ou troistentatives furent nécessaires avant de pouvoir lire sans contraintece qui avait été griffonné sur ces billets enfantins. Dedéclarations d'amour en véritables œuvres d'art, en passant par ladénonciation d'un vol de billes, ces moments de vie eurent le méritede la faire sourire un court moment. Sous quelques coquillagesprélevés lors de ces week-ends à la mer dont les famillesraffolent, des cailloux polis et un ruban un peu fatigué, setrouvait ce qu'elle cherchait depuis le début de son exploration.Immédiatement, son courroux se raviva. D'un geste brusque etdéterminé, la jeune fille s'empara des photos, au nombre de trois.La première n'était techniquement pas sa propriété. Elle l'avaitsubtilisée lors de ses innombrables séances solitaires durantlesquelles elle consultait les albums photos, pourtant rangés dansl'armoire de la chambre parentale. On pouvait y voir sa mèrerajeunie d'une bonne vingtaine d'années, si ce n'était plus, sescheveux longs et noirs étalés sur la pelouse tendre et verte.Allongée, elle souriait au photographe qui avait su capter lebonheur et la vivacité qui se dégageaient de sa personne. Sa beautéavait subjugué sa fille, au point de vouloir conserver pour elleseule ce passé dont elle n'avait jamais fait partie. Mais à cetinstant, elle ne vit sur ce cliché que laideur et mensonge et passarapidement au deuxième Polaroid. Autre ambiance. La fratrie, brasdessus bras dessous, grimaçait et semblait se chamailler dans descostumes faits de carton plié, de tissu démodé et de rideauxdécoupés. Son frère et sa sœur. Tous d'eux plus grands qu'elle,ils avaient toujours eu ce tempérament protecteur et bienveillantenvers elle. Jusqu'à aujourd'hui. La rupture avait été consommée.Leur pardonner était inenvisageable. La dernière photographierassemblait tous les membres de cette famille idéale. Sans père.Aucun des trois enfants ne connaissait son géniteur. Il n'en avaitjamais été question car le brio de leur mère avait consisté àtoujours se substituer à ce fantôme aux contours imprécis et à lavoix imperceptible. Se relevant, la jeune fille aligna avec soin lestrois clichés dans sa main et les déchira en mille confettis quitombèrent en pluie sur le revêtement duveteux. Satisfaite, sespieds écrasèrent ce qui, jadis, fut le seul rappel d'un momentheureux qu'on avait décidé d'immortaliser pour la postérité. Detoute manière, elle détestait purement et simplement les photos.Ces ersatz de joie n'étaient en fait que des crève-cœurs qui nousrappellent un peu plus ce que l'on a perdu et ce qui ne reviendrajamais.

Latrahison, obscène et injuste de la part de celle qui était tout. Samère, c'était son héroïne. Immensément belle, espiègle etrieuse, sa fille n'avait eut d'yeux que pour elle. Dans ses rêvesles plus fous, elle aspirait à atteindre le quart de son modèle etsi, par chance, elle se hissait à sa hauteur, sa vie serait sansconteste un succès. Que faire désormais ? On est toujours déçupar ceux que l'on chérit. C'est un fait, une réalité. Une blessureaussi. Elle aurait seulement voulu que ce moment n'arrive pas aussivite. Et son frère et sa sœur ? Comment avaient-ils pu ne pas lamettre dans la confidence ? Ils savaient forcément. D'ailleurs,lorsque leur mère lui eut tout dit, ils n'eurent pas l'air étonnéou catastrophé qu'on dû lire sur ses propres traits. Peut-êtresavaient-ils depuis le début, peut-être lui cachaient-ils d'autressecrets de famille... En ce cas, comment leur faire de nouveauconfiance ?

Onfrappa à sa porte. De petits coups délicats et dont le son eut dumal à parvenir jusqu'aux oreilles de la jeune fille. «Ma chérie,veux-tu qu'on discute ?» lança une voix doucereuse et étrangléepar les sanglots. Elle congédia sèchement l'hypocrite dont elle nevoulait pas voir le visage contrit. Du temps lui était nécessairepour rassembler ses idées et surtout, faire face à l'écroulementde ses croyances. Car elle prit subitement conscience qu'elle venaitde quitter un monde pour entrer dans un autre et celui-ci lui faisaitatrocement peur. Ayant recouvré ses esprits et une certaine paixintérieure, elle prit une décision radicale : effacer tout ce quiavait une connexion, de près ou de loin, avec ce qu'elle avait crudur comme fer jusqu'alors. C'est pourquoi elle fit le tour de sachambre pour collecter les bibelots, les ouvrages se penchant sur cesujet mais aussi les nombreux brouillons des courriers qu'elle avaitenvoyés chaque année. Certains avaient été écrits de sa mainquand d'autres révélaient les pattes de mouche de son frère ou lasublime calligraphie de sa mère. Puis, elle prit dans ses bras toutce fatras avant d'ouvrir sa porte sans crier gare. Derrière, samère, son frère et sa sœur ouvrirent des yeux ronds lorsqu'ils latrouvèrent face à eux. Sans un mot et sans un semblant de regard àleur endroit, la jeune fille traversa le couloir, le hall d'entréeet sortit au grand air pour aller déposer ce qu'elle avait entre lesmains dans la poubelle extérieure. Une des lettres s'envola sansqu'elle ne prenne la peine de courir après pour la rattraper. Ledocument tourbillonna et s'éleva haut dans le ciel, avant dedisparaître derrière le toit mousseux d'une autre maison dulotissement. En guise d'ultime regard sur son proche passé, la jeunefille scruta tout ce qui finirait à la benne à ordures, comme pourimprimer durablement sur sa rétine ces petits riens qui firentcependant tout. Une figurine retint plus son attention que d'autrescar elle représentait toute la mythologie qui régnait autourd'elle. Son costume d'abord, uniquement blanc et rouge cerclé denoir. Sa barbe nuageuse ensuite, elle l'avait longtemps impressionnéelorsqu'elle l'avait croisée sur les marchés. Enfin, son énormebaluchon, rempli à ras bord de cadeaux. Envolée la magie et lacandide thèse du distributeur mondial de présents. Assoupiel'excitation avant d'aller au lit en sachant que le vieil hommepasserait dans sa maison lorsqu'elle dormirait à poings fermés pourse délester de quelques merveilles. Evaporée la fébrilité dumatin de Noël et les rires étouffés avant la découverte despaquets multicolores au pied du sapin or et sang. Dissipé le bonheurde voir le verre de lait vide et les dernières miettes des biscuitsdans l'assiette déposée la veille au soir tout près de la ported'entrée.

 LePère Noël n'existait pas et n'avait jamais existé. Envolée lapetite enfance naïve et légère. L'âge de raison avait désormaisfrappé à sa porte.  

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