L'épitaphe de Judith

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Onn'avait pas hésité un seul instant à cacher la totalité de ladalle de marbre vert émeraude avec d'immenses bouquets de fleurs,plus colorés et odorants les uns que les autres. Les profanesauraient tôt fait de dire que le lieu ne se prêtait guère à cettedébauche végétale ou bien qu'il était tout simplement indécentde recouvrir une tombe d'un parterre aussi fourni. Mais ceux-là neconnaissaient rien à l'affaire. Ils n'avaient pas rencontré Judith.Elle, aurait été ravie de voir sa dernière demeure envahie de lasorte. Et que dire de cette couverture florale qui lui tiendraitchaud lorsque le froid d'hiver viendrait à poindre. C'est absolumentce qu'aurait déclaré la grand-mère de Louise si elle avait pu voirson tombeau. Et s'il était impossible de deviner la teinte du blocde pierre horizontal, la stèle offrait encore de quoi sustenter lacuriosité des visiteurs du cimetière. La jeune femme relut pour laénième fois ces trois lignes qu'elle connaissait pourtant déjàpar cœur. Sur la première s'alignaient le nom et le prénom de ladéfunte, «Judith Tessier». Ensuite venaient les borneschronologiques de son existence terrestre, «1924-2020». Enfin, uneépitaphe que l'endormie avait elle-même choisi d'inscrire en cestermes : «J'ai toujours cultivé le bonheur». Quelques motsseulement et deux années pour résumer une existence de plus dequatre-vingt-dix ans. Un laconique abrégé qui disait néanmoinsl'essentiel.

Louise croyait tout savoir de cette grand-mère un peufantasque, accro à la cigarette et à la bonne humeur. C'est sapassion pour les fleurs que la jeune femme gardait le plus enmémoire. Car Judith ne pouvait pas vivre sans ses parterres garnisde tulipes, de pensées, de roses et de tout autre spécimen de ceschoses si fragiles et délicates. Pas un seul jour dans l'année, entrente-et-un ans d'existence, sa petite-fille n'avait vu la terrenoire et humide délaissée par les camaïeux accordés des jeunespousses. Judith refusait toute trêve au terreau, l'obligeant àporter les bulbes et à accoucher à la chaîne de ces plants qui laravissait, elle et tout être sensible aux dons de la nature. Et si,par malheur, on avait oublié de la fournir, elle s'empressait dansla seconde de chausser ses bottes pour traverser le village à uneallure soutenue et aller sermonner le pauvre apprenti occupé àeffeuiller les potées. On ne jouait pas avec la nature. Ni avecelle.

La fin de saison apparaissait toujours comme le momentle plus critique pour la vieille femme et il n'était pas rare de lavoir écraser une larme sur sa peau fripée quand elle coupait lestêtes abîmées. Louise avait observé ce phénomène à plusieursreprises et avait osé, un jour, demander à sa grand-mère la raisonde ce chagrin qui semblait ridicule aux yeux de la petite fillequ'elle était : les fleurs, comme les cheveux, ça repousse ! Judithavait ri aux éclats, de ce rire franc et chaleureux qui pouvaitréchauffer les âmes les plus glacées. «Les fleurs onttoujours été synonyme de bonheur pour moi ma chérie...Alors je lesélève jour après jour pour cultiver ce bonheur. Lorsque cespetites choses se flétrissent, j'ai l'impression qu'ils'éloigne...». Louise aurait voulu en demander plus. Mais ce voilede tristesse qu'elle décelait seulement lors de l'agonie des chériesde sa grand-mère l'en empêchait à chaque fois. Car son cœurtendre et naïf ne voulait pas la voir submergée par la tristesse.

En grandissant, la petite fille, devenue adolescentepuis adulte, s'étonna de plus en plus de l'obsession de cette femmequi vieillissait à vue d'œil. Même elle devait montrer patteblanche et jurer en crachant à terre qu'elle ne ferait aucun mal àces candides protégées. Mais ce nécessaire rituel se révélaitêtre le seul moyen d'accéder au jardin enchanté. Durant latotalité de la déambulation, Louise ne pouvait ignorer le regardperçant de la matriarche sur elle. Une vraie gardienne du temple,incapable d'accorder la moindre permissivité dans ce contexte.

Au reste, Judith était charmante. Folle de danse et debal, elle passait ses week-ends à arpenter les petites routescahoteuses de l'arrière-pays pour se rendre dans des ginguettes oudes salles des fêtes remplies de têtes blanches. Elle pouvait ypasser des journées entières sans ressentir la moindre fatigue. Unevraie force de la nature en somme. La porte de sa maison étaittoujours ouverte pour la famille, les amis, les connaissances depassage. Entre ces murs, on trouvait à toute heure une bonnebouteille et quelques douceurs à déguster, enveloppées dans unnuage de nicotine.

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