Chapitre 2

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Le moment était venu. Un des gardes qui, jusque là, observait les allées d'un regard absent, fit un signe à ses compères, qui se regroupèrent autour du troupeau, tel des prédateurs à l'affût d'une proie isolée. Un homme en costume trois pièces, d'un noir profond, prit place au centre de la vaste pièce, se détachant avec clarté de l'éclat puritain qu'elle émettait. Écartant les bras de façon grandiloquente, il prit la parole, ses mots se détachant avec distinction, presque visibles, restant en suspension captant l'attention de la foule.
« Messieurs, dames écoutez moi ! Devant vous, aujourd'hui, va se dérouler une démonstration bluffante ! Car oui, en effet l'un de vous, se présentera devant vos yeux ébahis, et prendra part à cette expérience hors du commun. »
Il marqua une longue pause les bras en suspension. Le temps semblait s'être arrêté. Jayu devait bien admettre que ce faux prestidigitateur réussissait à garder l'attention du public, et cela toutes les semaines où elle le voyait à l'œuvre. Elle restait immobile. Le comédien, lui, reprit le fil de son discours.
- Alors, mes chers amis , qui nous fait l'honneur de se présenter face à nous?
Un silence s'abattit sur la pièce. Les mots de l'énergumène semblaient avoir happé toute l'énergie présente dans la vaste salle. Jayu ne pouvait s'empêcher de retenir son souffle. Elle était consciente qu'elle aurait dû commencer son ascension mais la tension avait également pris possession de son être.
Finalement un des gardes prit la décision de rompre ce moment et poussa discrètement mais avec autorité un des membre du public qui se trouvait là. C'était une femme dans la force de l'âge , entre trente et trente-cinq ans, aux grands yeux curieux. Petite et menue elle se tordit nerveusement les mains mais forcée par le destin, la malheureuse prit place au centre de la foule.
Le présentateur sourit de toutes ses dents étrangement pointues, lui donnant un air de chien sauvage qu'on aurait affamé. Il sortit de sa mallette une longue seringue qu'il exposa fièrement aux yeux de la foule. Puis se tournant vers la pauvre femme il lui demanda avec cette même voix tonitruante, pleine de dangers cachés.
« Eh bien vous êtes bien chanceuse mademoiselle ! Ou devrais-je dire madame?
- Euh... non..non.
- Autant pour moi! Une aussi jolie femme pas encore mariée... Avez vous des enfants au moins ?
- Euh... non..
- Mazette! »
Il se pencha vers elle avec un air de conspirateur, et fait mine de lui chuchoter quelque chose à l'oreille en articulant cependant assez fort pour que toute l'assemblée l'entende distinctement.
« Et par hasard... avez-vous déjà goûté à la piqûre délicieuse de nos produits ? »
Elle se recroquevilla sur elle-même, ses yeux terrifiés se levant vers la face de son prédateur et sa minuscule bouche bredouillant.
« Euh... ou...oui... u..une fois... »
Le sourire de la créature s'agrandit encore laissant entrevoir une fois de plus ses longues dents acérées. Ce sourire le rendait plus animal que jamais. Sa voix se fit plus doucereuse et suave tout en étant si piquante que Jayu en frissonna.
« C'est pas bien cela vous le savez mademoiselle, hein ? »
Prise au piège par cette cruelle ironie du sort, elle baissa ses beaux yeux effrayés et acquiesca en silence. La patte peu amicale du chasseur tapota son épaule et il se tourna vers le public resté de marbre, plus immobile que les statues exposées dans le hall d'entrée.
« C'est l'heure il me semble cher auditeurs ! Que la démonstration commence. »
Joignant le geste à la parole il approcha doucement la pointe de la seringue près de la veine droite du cobaye. À près de un centimètre il laissa sa main en suspens comme happée par le temps. La dizaine de secondes s'écoula comme des heures. Jayu se redressa lentement et attendit son moment à l'affût tel un cerf près à bondir au premier coup de feu. Et soudain la fine lame s'enfonça brutalement dans la peau créant une gerbe d'étincelles qui aveugla la jeune fille. Où était-ce son imagination ?
Ce qui était certain pour elle c'est que l'instant de grâce était passé et qu'elle devait encore attendre son heure pour sortir de cet enfer.
La malheureuse pendant ce temps, s'était courbée de douleur et de frayeur après que la seringue se soit frayé un chemin dans ses veines . Comble de malheur, pour préserver le spectacle, la bête avait attendu que tout le monde soit remis de cette première étape pour inoculer le liquide droit dans les vaisseaux sanguins de la victime.
Alors lentement, le sadique pressa le chapeau de la seringue, ménageant son effet. Jayu assista alors à sa plus grande horreur à la transformation de la pauvre femme.
Sa peau qui commençait à sentir le passage de l'âge, se lissa comme par magie devenant aussi brillante et artificielle que celle d'une poupée, son visage déjà peu ridé se redressa et retrouva toute sa pulpe. Ses cheveux noirs, assez gras et tombant sans forme sur ses épaules retrouvèrent soudain toute leur brillance et leur splendeur.
Le carnassier continuait d'appuyer sur la presse.
Ses yeux se parèrent d'un tout nouvel éclat et son corps se redressa comme suspendu par un fil. Tel une marionnette.
Le liquide finit de s'écouler.
Devant les yeux de Jayu se tenait une jeune femme totalement différente d'il y a une minute.
Le public partit en myriade d'applaudissements plus bruyants qu un troupeau d'éléphants. Les mains se frappaient en un rythme saccadé et régulier presque mathématique. L'air même était en effervescence, et Jayu sentait que c'était son heure.
Le cœur battant la chamade, et le corps tendu par la pression, la jeune fille s'élança vers le recoin en face d'elle. Une fois à l'ombre et en sécurité elle se risque à jeter un coup d'œil en direction de l assemblée. Voyant que le présentateur n'avait pas demandé à la pauvre malheureuse de regagner la fosse, elle regarda plus attentivement la scène. L'animateur avait visiblement décidé de prolonger le supplice de la nouvelle jeune femme et sortait de sa mallette un nouvel instrument de torture. Seulement Jayu ne voulait pas en voir plus et s'engagea dans les escaliers du premier étage. Tout en grimpant les marches, elle entendit le brouhaha de la foule surexcitée et la respiration rauque de la poupée. Ce sifflement se rapprochait des pleurs incontrôlables de quelqu'un pris au piège. Ce son était insupportable pour Jayu, qui à son grand dam ne pouvait pas se couper le son, devant entendre chaque bruit environnant pour réussir son ascension.

Une fois le seuil du premier étage atteint, Jayu prit deux secondes de pause précieuses pour inspecter les alentours. Aucun garde en vue. « Ils doivent tous être encore occupés à se délecter du spectacle, pense-t-elle. Tant mieux au fond ça me laisse le champ libre pour grimper les autres étages. »
Malgré ses réflexions, Jayu se sentait affreusement coupable. Coupable de ne pas s'interposer alors qu'elle sait les dégâts que cause trop de dose de ce liquide empoisonné. Coupable car trop lâche, trop faible, insignifiante. Elle se trouvait dans l'incapacité d'accomplir ses pulsions comme une souris coincée dans son piège alors que le fromage est à portée de gueule.
Mais le moment n'étant pas propice à la culpabilisation, elle continua sa course dans les escaliers. Parvenue au second étage, elle glissa de nouveau un œil derrière, devant, sur les côtés et pour être sûre en bas. Personne. Elle reprit aussitôt. Troisième étage. Cette fois un léger bruit. Il semblait parvenir d'en bas. Le spectacle aurait-il pris fin? Jayu se morigéna de ne pas avoir de montre. Elle les jugeait trop encombrantes et voyantes. Elle voyait maintenant l'utilité cruciale qu'elles pouvaient lui offrir. Prise d'angoisse à l'idée d'être découverte dans ces allées non autorisées au public sauf en présence d'une personne responsable et munie d'un pass, la jeune fille se jeta à la hâte dans la première pièce qui lui était visible. Les pas devenaient de plus en plus retentissants, explosant aux oreilles de Jayu. Puis, après une attente interminable dans l'ombre de la pièce blanche dans laquelle elle s'était réfugiée, plus un son ne se fit entendre. Elle risqua un coup d'œil dans le couloir. Rien. Ne voulant pas perdre plus de temps elle prit l'initiative de continuer plus vite encore sa marche. Le quatrième étage fut passé comme dans un rêve, le cinquième, Jayu ne le vit même pas. Elle survolait les marches, l'esprit en alerte et attentive a la moindre vibrations. Sixième. La course se stoppa net. Enfin arrivée à la dernière étape de sa mission. Après avoir vérifié ses arrières, Jayu pénétra dans une petite pièce à peine moins blanche que les précédentes. Ici se trouvait une des uniques fenêtres de la bâtisse, la jeune fille, furtive, l'ouvrit avec délicatesse et posa son pied sur le rebord à peine assez large pour trois orteils. Heureusement l'expérience de Jayu en la matière, lui donnait une certaine aisance face à la situation. Ses mains toujours fermement agrippées au rebord de la toute petite ouverture, elle passa son deuxième pied par dessus bord. Maintenant que son corps était plus a l'extérieur qu'à l'intérieur, Jayu se sentait mystérieusement plus en sécurité, et s'en étonna comme à son habitude. Cette sensation mystérieuse se manifestait à chaque nouvelle ascension, c'est-à-dire tous les deux mois. Mais le vertige procuré par l'impression de tomber dans le vide était toujours aussi délicieusement terrifiant.
Jayu prit une longue inspiration et commença à s'aventurer sur la paroi de l'immeuble, celui ci ne possédait pas grand nombres de prises, hormis le petit rebord où reposaient ses pieds et deux ou trois creux dans lesquels  se glissaient ses doigts. Vers le milieu de sa traversée, Jayu s'aperçut que ses appuis commençaient à devenir de plus en plus compliqués à tenir, en effet le rebord s'amincissait drastiquement au fur et à mesure qu'elle avançait. Elle ne savait si elle devait décider d'abandonner son escapade et chercher un autre moyen de passer outre la surveillance des robots dans l'avenue ou si elle prenait le risque de continuer à ses risques et périls. Finalement le destin prit cette décision à sa place en faisant s'écrouler le petit bout de mur auquel elle s'accrochait encore.
Jayu tomba.

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