Perdre le contrôle

Chapitre 3

« Pourquoi se donner la peine de marcher des heures sur un sentier, traînant les pieds, se plaignant de l'effort intense et regarder une vue aussi sublime tout en mangeant deux tranches de saucisson ? Enfin, c'est ce que j'ai toujours cru avant qu'on ne m'y emmène pour la première fois. La force mentale et l'effort physique font partie de certains prérequis de la marche rapide, mais la récompense de souvenirs merveilleux avec les gens qu'on aime est bien plus bénéfique et magique que n'importe quel bien matériel que l'on s'échange pendant les jours de fête.

— Allez, ce n'est pas toi qui m'avais envoyé cet article comme quoi la randonnée était le meilleur moyen de renforcer les liens ?

— Je n'ai pas parlé de niveau ni de test d'endurance, coach.

— Tu fais du cynisme maintenant ? Oh, arrête un peu, tu veux ? Tiens, le pic, tu le vois ? Nous y ferons une pause, histoire de nous hydrater et prendre quelques selfies.

Alessio pointa du doigt un des nombreux sommets des frontières alpines. Je n'en pouvais plus, mon souffle se faisait de plus en plus irrégulier...

— Ce n'est pas un peu hypocrite, venant de toi ? Tisser des liens, c'est aussi accepter que l'autre n'ait pas les mêmes attentes ni les mêmes points communs. Tu m'as demandé ce dont j'attendais de ce moment passé avec toi ? Ajoutai-je, un sourire un peu narquois aux lèvres.

— On est ensemble, c'est ce qui compte non ?

— Ah oui ? J'ai l'impression d'être un fantôme à tes yeux. J'accélère la cadence, tu refais tes lacets, je m'arrête un moment, tu attaques le prochain virage. C'est quoi la suite ?

— Je crois que ce n'est pas seulement ça le problème. Je me trompe ?

— Joyeux Noël Angelina ! Alessio accepte enfin de parler de notre relation un peu tendue depuis quelques mois.

— Je crois que la personne à blâmer, ce n'est certainement pas moi. Ça fait plusieurs semaines que tu m'as écartée de ta vie. Messages sans réponse, absences en classe, annulations de tous nos plans et sorties des deux derniers mois. J'existe à tes yeux au moins ?

— Tu ne sais pas ce que je vis depuis maintenant deux mois. Non, au lieu de me demander comment je vais, tu préférais rejoindre tes amis à la plage. J'ai passé des dizaines de nuits blanches à ressasser ma vie et lister tout ce que j'aurais pu faire pour améliorer ma qualité de vie et éviter un trouble anxieux. Je n'ai pas cessé de culpabiliser de m'isoler afin de me protéger des gens que j'aime et qui n'ont pas cessé de me soutenir même dans les moments les plus douloureux. Et toi, où étais-tu passé ? Tu préfères que je t'envoie un SMS ou que je te laisse un message sur ta boite vocal. À force, j'ai l'habitude d'entendre l'opérateur téléphonique répondre à ta place.

— Angelina ! Stop ! J'en peux plus, je crois qu'on devrait faire une pause. Un break, un moment de répit, une coupure, ce que tu veux. Je ne peux plus continuer comme ça, prétendre une relation saine et pleinement épanouie auprès des miens. D'ailleurs, cette randonnée, c'était une très mauvaise idée.

— Alesssio ! Alessio !

Tel un spectre ou un esprit revenant, la silhouette de ma plus grande source de soutien et de réconfort jusqu'à maintenant s'éloigna lentement, les bras parallèles à la taille, s'éloignant dans une épaisse fumée bleu pâle.

La terre se mit à trembler sous mes pieds, les tas de gravats commencèrent à se disperser et à chuter dans le vide. Je m'accrochai à mes pieds, les bras implorant l'arrêt de ces oscillations du sol. Et puis le vide. Une épaisse couche de neige gelée s'écroula sur ma nuque... Une chute libre et des cabrioles le long de la pente... Des rochers agressifs au milieu de ma trajectoire... Une vive douleur au niveau de mon crâne, quelques murmures... Des gyrophares bleu et rouge... Mais le pire dans tout cela, j'avais une rage et une haine profonde envers ce lâche. »

— Angelina , tu as vu ? Qu'est-ce qu'ils ont eu de la chance de te trouver. Si tu n'avais pas été là...

— J'ai eu au téléphone, l'agent Daniele, chef des opérations menées autour de la zone touchée. Les chances de survie de la jeune femme ne sont plus envisageables, malheureusement, son corps n'a pas encore été détectés, il faudrait creuser encore plus profond, et avec leur risque d'un nouvel éboulement, nous ne devons pas agir de manière trop impulsive.

Je repris mes esprits. Ainsi, donc, la femme et l'individu s'étaient disputés, les vibrations de leurs cris avaient participé aux tremblements qui ont donné lieu à cette terrible avalanche. Jamais ils n'auront eu le temps de faire machine arrière, d'entamer un nouveau chapitre de leur relation, d'effacer les torts causés à l'un et à l'autre. J'étais intérieurement hors de moi : les agents de police réécrivaient leur rapport avec de simples mots techniques, des phrases toute faites, impersonnelles, comme lorsque l'on écrivait « violente prise d'otage » ou « déplacement rapide d'une masse de neige sur quinze civils », sans prendre la peine de mentionner ces familles anéanties et brisées. Et cet horrible rêve... Alessio est mon petit ami, enfin, il ne l'est plus depuis que j'ai été diagnostiquée. Oui, c'est vrai, il m'a littéralement abandonné et, du jour en lendemain, je le trouvais là sur ce banc, un bras autour de la taille de cette fille de pitoyable compagnie. Ce jour-là, une pluie blessante et lâche s'abattit violemment contre les vitres de mon appartement. Je n'avais jamais rien ressenti de tel pour personne d'autre, mais aujourd'hui, à quoi bon replanter des roses sur un terrain tari ? J'avais nagé à contre-courant et skié au bord d'une falaise, notre relation ne devait pas être si unique, je retrouvais le même scénario dans n'importe quelle rupture de série américaine.

— Oui, je suppose, on devrait rentrer.

L'officier de police posa sa tasse de café, éteignit la session de son ordinateur et échangea une poignée de main avec mes parents tandis que je brûlais d'impatience de sortir de cette situation. Tommy, quant à lui, avait passé le clair de son temps aux côtés du concierge de l'entrée, qui lui confia le soin de prendre des photos filtrées de l'établissement pour sa mise en vente. Je ris et plaignais l'officier qui serait contraint de passer une heure de plus à son poste pour trier et nettoyer son appareil des photos floutées de la plante verte sur sa table de travail.