Le taxi

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Mirabelle Jabotte était foncièrement inintéressante. À l'arrière de son taxi, qui longeait la côte, elle enfournait frénétiquement des graines de tournesol dans le trou béant que formaient ses lèvres insignifiantes. Mirabelle essayait de ne pas penser à sa grande présentation devant tous les actionnaires de Tchekhov, Inc., qui déterminerait son avenir au sein de l'entreprise.

La radio n'aidait pas. En permanence, l'animateur rappelait le succès retentissant de Tchekhov, Inc. et l'importance cruciale du meeting « secret » qui se tiendrait le lendemain. Le monde ne pouvait plus se passer des produits de cette entreprise, et si Mirabelle effectuait son travail correctement, la compagnie deviendrait quasiment un monopole.

« Excusez-moi. »

Mirabelle se racla la gorge. Elle avait l'habitude d'être ignorée – avec raison.

« Excusez-moi ! »

Le chauffeur lui jeta un regard morne dans le rétroviseur.

« Est-ce que vous pourriez changer de pro­gramme, s'il vous plait ?
— De programme ? »

Mirabelle avait enfin trouvé quelqu'un de moins vif qu'elle.

« De programme. À la radio. »

Pas de réponse. Peut-être qu'il attendait le nom d'une chaine spécifique. Mais Mirabelle aurait bien été incapable de lui en donner une. Elle n'écoutait pas la radio – c'était une perte de temps.

« Écoutez, laissez tomber. Éteignez juste la radio, s'il vous plait.
— La radio est éteinte, madame. »

Silence.

Mirabelle sourit : ce chauffeur était assurément idiot. Elle prit une grande inspiration pour rétorquer


Mais les mots ne vinrent jamais. Mirabelle Jabotte était prise de tremblements. 19 heures. Elle n'avait pas pensé à ingérer son médicament. Tout le personnel de Tchekhov, Inc. en avait, pourtant. Consigne générale, depuis l'incident. D'autant plus qu'elle transportait le prototype dans son sac. L'employée 204 réussit à se saisir de son pilulier et à avaler les deux pastilles vertes.

Un soupir de soulagement. La radio s'était vraiment arrêtée.

Dans ma tête, pensa-t-elle. C'était seulement dans ma tête.

Bien sûr, Mirabelle ignorait que le problème ne se situait absolument pas dans sa tête. Elle ignorait aussi que les pilules ne pourraient pas l'aider, pour la simple et bonne raison qu'il s'agissait de morceaux de sucre. Tout ce que savait Mirabelle, c'était qu'elle suivait les ordres – et donc, la vérité inconditionnelle.

Mais pendant que 204 prenait un moment pour chérir l'ordre qui régissait sa vie, le petit écran du siège avant s'alluma sous ses yeux.

Juste un message : « Bonjour, Mirabelle. »

Des perles de sueur suintaient sur le front de 204. Bientôt. Bientôt, les médicaments feront effet.

L'écran continuait : « Il est temps, Mirabelle. »

De grosses lettres rouges. Inspiration, expiration.

L'écran afficha ensuite une simple flèche, pointant vers le bas. 204 ne voyait toutefois rien de bien particulier... mais à quoi pouvait-elle s'attendre d'une hallucination ?

Affligé par ce concentré de stupidité, l'écran lui donna un dernier indice :

« Tournesols. »

Bonne idée. Je vais reprendre un peu de force.

L'écran afficha un sourire lorsqu'elle tendit la main vers le paquet de graines de tournesol.

***

Un chat traversa devant le taxi. Il s'agissait d'un chartreux nommé Mistigri, preuve s'il en fallait du cruel manque d'inventivité de ses humains. Mistigri faisait exactement 32 centimètres pour 6,2 kilogrammes. Ses yeux jaunes brillaient dans la nuit d'un air agacé. Mistigri s'était imaginé mourir dans une piscine d'herbe à chat, et certainement pas sous les roues d'un taxi de marque inférieure.

Ceci n'est pas l'histoire de Mistigri.
(Il décèderait effectivement dans une piscine d'herbe à chat cinq ans plus tard, dans de mystérieuses circonstances.)

Ce n'est pas non plus l'histoire de Mirabelle Jabotte qui, elle, périrait dans d'atroces souffrances quelques paragraphes ci-dessous.

C'est, comme le titre de ce chapitre l'indique, l'histoire d'un taxi. Et celui-ci, effrayé par le chat, fit une embardée soudaine à gauche.

« Qu'est-ce que... »

Le chauffeur était confus. Après tout, il n'avait pas l'habitude que sa voiture prenne des décisions par elle-même. Saisi de panique, il tira d'un coup sec sur le volant.

Il est inutile de vous décrire l'accident qui suivit. De tonneau en tonneau, dans un mélange grotesque de verre, de sang et d'os, le taxi fut métamorphosé en un tas de ferraille empli d'entrailles : il ne s'était jamais autant senti en vie.

Le chauffeur avait cru entendre une voix, lui aussi, au moment où il perdait la tête.

Dans une lumière blanche aveuglante qui semblait émaner du véhicule lui-même, tout disparut dans les flots. Englouti.

***

Le meeting n'eut jamais lieu. Ce n'était pas à cause de la mort de l'employée 204 – 205 ou 206 auraient pu faire exactement la même présentation.

Ce n'était pas non plus parce que le directeur de Tchekhov, Inc. avait été tué cette même nuit par son propre fusil.

C'était tout simplement parce que l'Apocalypse avait commencé, et que tout le monde était bien trop occupé à mourir.

Les Tournesols de NeptuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant