C'était la troisième fois cette semaine que Sylvain Levy, contrôleur SNCF de son état, rencontrait cet homme. La dixième fois ce mois-ci.
Il avait obtenu son nom aux premières amendes, il y a quelques mois, pour absence de titre de transport : Pierre Mathieu François Chabrier.
Cet homme portait toujours une veste en jean avec un col couvert de laine, sur laquelle étaient patchés un drapeau arc-en-ciel, un arc-en-ciel, le symbole de Batman - auquel Sylvain avait déjà fait allusion dans une tentative maladroite d'engager la conversation - ou encore un bouquet de fleurs. Il était toujours accompagné d'un skate dont la planche était en fort mauvais état : elle était limée, usée à force d'usage. Les roues n'étaient pas mieux, à vrai dire.
Et depuis qu'il le connaissait, Pierre n'avait jamais son titre de transport sur lui, seulement des bonnes excuses - enfin, bonnes... Sylvain avait rapidement vu clair dans son jeu. Qu'il fraude par nécessité ou envie, il n'en savait rien et ce n'était pas son problème. Il avait sanctionné les premiers oublis, qui avaient amené les premières conversations entre eux. Pierre était drôle et sympathique, Pierre était facile à apprécier, alors Sylvain l'appréciait. Il arrêta de lui faire payer ses amendes et discuta toujours volontiers avec ce voyageur particulier.
Particulier, oui. Sylvain s'en rendit compte la première fois qu'il le trouva seul dans un wagon. Une musique s'élevait de son téléphone, douce et entraînante, le genre de musique qui restait facilement en tête et donnait envie de voyage, dans des pays chauds de préférence. Le contrôleur ne connaissait aucune des chansons. Le TER était vide, l'ambiance bonne, il s'installa dans l'allée d'en face. Pierre était affalé dans un carré de quatre sièges, ses longues jambes trouvant appui sur le délicat tissu des assises. Il lança un regard à Sylvain en le remarquant s'installer à ses côtés, laissant tout de même une bonne distance. Alors il augmenta le son de son téléphone avec un petit sourire, chantonnant au rythme de la chanson.
Les paroles n'étaient pas en français, remarqua Sylvain, mais dans une langue romane, c'était sûr. En espagnol ou en portugais, il n'arrivait pas à discerner. Il n'osa pas demander, de peur d'avoir l'air con.
Et puis le train arriva à un arrêt. Sylvain dut quitter sa place pour rejoindre le quai, ne serait-ce que pour quelques minutes à vérifier qu'effectivement, il était vide. L'heure de pointe était déjà passée. Au-delà de vingt heures, il n'y avait plus personne, sauf Pierre. Le soleil se couchait - il arrivait en plein dans les yeux de Sylvain qui devait les plisser pour observer le quai. Et puis, deux minutes écoulées, il siffla et grimpa peu avant que les portes ne se ferment définitivement.
"C'est mort, hein ? se moqua Pierre en le voyant rentrer."
La lumière orange du soleil lui allait bien au teint, se dit Sylvain avec étonnement. Ce n'était pas dans ses habitudes de complimenter des mecs, même dans ses pensées.
"Mort de chez mort, acquiesça-t-il. À se demander pourquoi ce train roule.
-Juste pour moi, répliqua son interlocuteur avec orgueil."
Le contrôleur leva les yeux au ciel en se réinstallant, dans le même carré que Pierre cette fois-ci, à sa diagonale.
"Vous aimez la musique ? demanda ce dernier. Je peux changer sinon.
-J'adore. Je sais pas trop ce que c'est mais j'adore, sourit Sylvain.
-De la Bossa Nova. Là c'est Samba de Uma Nota Só de Tom Jobim, l'informa le DJ improvisé."
L'autre homme hocha la tête, se concentrant sur la musique en regardant le paysage doré défiler par la fenêtre.
"C'est de l'espagnol ? questionna-t-il.
VOUS LISEZ
Le train qui va et qui vient
FanfictionSylvain est censé contrôler les voyageureuses dans son train, pas faire ami-ami avec ce fraudeur insolent et un peu trop charmant à son goût... Mais il n'a jamais été très doué pour suivre le bon chemin, malgré son métier de contrôleur SNCF.