Prends garde à toi

Maintenant battez-vous

 - Sale chienne, je vais te faire avaler tes dents !

Carmen esquiva de peu le poing de la furie qui s'élançait vers elle, la bouche écumante et les yeux fous. La jeune femme s'écroula sur les genoux à même le goudron trempé et jura de plus belle devant le carnage de ses collants déchiquetés. Quand elle se releva, Carmen cru la reconnaître sous les trainées de mascara qui avaient coulé le long de ses yeux. Des yeux rouges et hagards de camés. Elle avait déjà croisé cette fille... mais où?

 - Tu vas me le payer salope, éructa la blonde en pointant Carmen de son doigt, jadis, parfaitement manucuré

Gardant son calme, Carmen la scruta d'un air railleur. Voir une bourgeoise dépenaillée et gisant dans la gadoue était un spectacle toujours divertissant. C'était son côté lutte des classes. Et que dire du langage de charretier déversé par la balafre nuance Red Carpet n°34 d'une quelconque marque de luxe qui lui barrait le bas du visage.

 - Et qu'est-ce qu'elle me veut exactement l'hystéro-là? demanda-t-elle les poings sur les hanches, surplombant son agresseuse d'une bonne tête et de deux tailles de bonnet.

 - Tu t'es tapée mon mec putain, hurla la brindille blonde.

Puis prenant à parti l'attroupement de badauds qui s'était formé devant le bar tabac où officiait Carmen pour payer son école de danse, elle éructa :

 - Cette fille est une pute !

Un brouhaha répondit à l'insulte. Carmen tiqua, sa capacité à absorber les invectives avait ses limites. Ses poings se contractèrent mus par l'envie folle de clouer le bec de cette bêcheuse en Louboutin, mais son besoin d'en savoir plus était obsédant.

Le joli nez en trompette de son assaillante se mit à saignoter, alors qu'aucun coup n'avait encore été porté. Carmen, forte de son expertise en la matière, en conclut qu'elle avait pour habitude de se poudrer le nez avec autre chose que des cosmétiques de luxe.

Elle s'approcha de la furie et lui demanda, un rictus aux lèvres.

 - Et c'est qui ton mec exactement?

La blonde la regarda, éberluée. Elle balbutia sous le coup de la surprise :

 - Euh.. Kévin

Carmen prit un air inspiré, les yeux plissés, elle semblait absorbée dans un état de concentration intense pour se souvenir. Elle jouait.

 - Un grand roux, un peu geek sur les bords ?

La blonde ouvrit des grands yeux, ce qui avec le rimmel baveux qui les entourait, lui donnait un air de panda étonné.

 - Nn... Non, Kévin est brun, musclé, et précisa d'une petite voix, il est coach sportif

 - AAAAAAAAAAAAhhhh mais oui !

La grande brune se tapa le poing sur le front comme si elle venait d'avoir une illumination divine. Elle situait parfaitement ce Kévin, beau, bien charpenté à l'égo démesuré, inversement proportionnel à la taille de ses attributs d'ailleurs. Stéroïdes, coke et un peu de meth à l'occasion. Un vrai menu de champion qui le rendrait cardiaque et impuissant à 35 ans. Bon client mais mauvais coup. D'ailleurs, elle ajouta crânement :

 - Le mec à la demie molle !

Ce commentaire entraina l'hilarité générale dans la masse de spectateurs qui s'était formée autour des deux demoiselles. Formé des poivrots qui avait leurs habitudes au PMU, des joueurs du dimanche et des accrocs à la nicotine, auxquels se rajoutaient les passants et autres zonards qui sont légion dans ce genre de quartier, l'attroupement débordait sur la voie, attirant l'attention d'une patrouille qui passait par là.

La petite blonde mit un moment à réaliser la portée du commentaire, mais quand il eut enfin atteint son cerveau, elle se jeta avec violence vers Carmen, qui la calma direct avec une clé de bras. Penchée à son oreille, elle lui sussura.

 - Je ne sais pas où tu t'es crue Boucle d'Or, mais ici t'es dans mon quartier. Viens pas jouer les grandes gueules pour un queutard, tox et qui baise mal !

La brindille se trémoussa comme un beau diable pour se libérer de l'étreinte, et frappa de ses talons vertigineux le tibia de Carmen, qui relâcha la pression sous le coup de la surprise. La blonde en profita pour lui asséner un bon coup de son Jumbo Chanel clouté dans la figure. Carmen vit rouge. Cette conne l'avait touchée ! Elle l'attrapa par les cheveux et l'expression crêpage de chignon prit alors tout son sens, sous les acclamations de la foule, essentiellement masculine, ravie par le spectacle de ces deux femelles qui se battaient dans la boue.

Les policiers fendirent le groupe des badauds sans un bruit. Carmen s'apprêtait à refaire le nez de son adversaire, qui entre le bistouri et rails sniffés par centaines devait en avoir vu d'autres, quand elle sentit une paire de bras lui enserrer la taille pour la traîner hors de la zone de conflit.

Une odeur d'eau de Cologne au vétiver colorée d'un fond de tabac, une pression ferme mais étrangement apaisante contre son ventre, et cette voix dont les semonces lui parvenaient par bribes, amoindries par la rage et les cris de ses supporters...

Elle se retourna dès qu'elle le put. Sa bouche, blessée, s'ouvrit largement quand elle reconnut l'homme en uniforme bleu sale qui se tenait devant elle, sa fureur évanouie et remplacée par la stupeur. Sa voix rauque trébucha :

- Joey?