La foule

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A cette heure-ci, le bus est rempli, l'air est irrespirable et le bruit est assommant. Je m'égare dans un tourbillon de visages inconnus, d'odeurs parfois désagréables et de sensations dérangeantes. Des bambins aux retraités, du blanc jusqu'au noir, des hommes, des femmes, ni l'un, ni l'autre, des étrangers, de nouvelles rencontres que je ne reverrais plus jamais, sauf peut être ce gars qui s'arrête à l'avant dernier arrêt les mardi soir à 17h36 ou cette fille qui fait le même trajet que moi. Cette infinité d'identités qui partagent transports en communs, trottoirs, origines, villes, pays... 

Cette infinité me fait rêver tout comme elle me fait angoisser. Comment peut-on croiser autant de visage, et les oublier en une fraction de seconde ? Eux sont mes inconnus, et je suis aussi des leurs. Comment ma vie, qui a tant d'importance à mes yeux, n'est que secondaire voire même insignifiante aux yeux de celles des autres. Ces "autres" pour qui je ne suis qu'une "autre" parmi des milliards, eux qui mènent une vie aussi profonde, avec des sentiments et des sensations aussi. Plus de 7 milliards d'êtres humains, et tout autant de personnalités, de caractères... Tant d'individus que je n'aurais jamais l'occasion de rencontrer, ou même de seulement croiser au coin de ma rue ou dans le hall d'un aéroport. Tellement d'étrangers, dont la présence sur Terre n'influence rien ou presque au déroulement de ma vie. Et pourtant, je ne peux pas ignorer leur existence. Pourquoi je rencontrerais telle ou telle personne et pourquoi pas une autre ? Le hasard qui fait que je vis ici, que je suis qui je suis, ce hasard, il m'échappe comme il échappe à tous ici sur Terre.

 Je ne suis rien, qu'une inconnue dans ces 7 milliards d'individus, je le sais, j'en ai conscience. Pourtant, mon inconscient me pousse, tous les jours, alors que je croise des centaines de nouveaux visages, à ressentir cette frustration. J'ai parfois envie de me mettre au pied de ces habitations, dont je ne connais ni l'adresse ni le propriétaire, et d'hurler. De s'époumoner, de me briser la voix. Car cette frustration vient tout simplement de mon ego. Ego, cruel, qui me fait croire chaque jour que le hasard n'est pas dû au hasard. Selon lui, si je suis celle que je suis, si je ressens ce que je ressens, si je suis sur Terre aujourd'hui, c'est pour accomplir de grandes choses, pour marquer l'esprit et changer la vie des sept milliards d'inconnus qui m'entourent. Et pourtant, j'aurais beau crier, me présenter, en vain, je me rendrais forcément à l'évidence ; personne n'arrive sur Terre avec une "mission". Non, je ne suis pas spéciale, non, je ne vais rien accomplir. La vie n'a pas de sens, et cela est narcissique de ma part d'imaginer un sens à la mienne. Ma naissance n'est que le fruit du hasard, je ne suis pas une élue, je ne suis rien. Et pourtant, me voilà de nouveau en colère. C'est décevant. Je ne pourrais jamais étouffer la flamme qui brûle au fond de moi, qui me laisse croire que je changerai le monde. Cette flamme n'est pas propre à mon être, je le sais. On s'est tous déjà senti importants, on a tous déjà voulu changer la face du monde. Certains ont eu raison, et je les envie. Quel privilège, quel honneur... Mais tout cela entraîne sûrement des sacrifices, la flamme peut parfois être destructrice. 

Mais je la laisserai me brûler, cette flamme. Qu'elle me brûle, comme mon envie d'être importante me ronge. Je ne veux pas être une inconnue, je ne veux pas être une étoile qui se contenter passivement de briller, je veux laisser ma flamme s'exprimer ; je serais un brasier. Mon égo parle, mon égo ne veut pas faire de moi une inconnue parmi 7 milliards d'autre. J'essaie de le faire taire, mais dès qu'il entre dans la foule c'est à nouveau le même discours : aimez-moi, regardez-moi, désirez-moi, enviez-moi. Faites ce que vous voulez de moi, même détestez-moi, il s'en contentera tant que vous me remarquez, moi. 

J'ai grandiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant