Harry
— Je suis là avec le café ! s’exclame une voix féminine à travers la librairie.
— Je termine de ranger cette étagère et te rejoins, informé-je mon amie.
J’ai reçu ma dernière commande de romans ce matin et je ne pensais pas mettre autant de temps à les trier. Il faut dire que j’ai sélectionné cette fois des styles tellement différents que mon distributeur a dû se poser des questions sur mes choix de ce mois-ci. Une fois que j’ai terminé, je retrouve Xiomara, assise sur mon bureau en train de boire son café. Lorsqu’elle me voit, elle me tend le mien que je prends volontiers. Aujourd’hui, elle a décidé de porter son jean bleu avec des énormes bottes à talons rose pétant qui me donnent mal au crâne, sans parler de la polaire assortie qu’elle a sur ses épaules. Et encore, j’évite de m’éterniser sur ses cheveux afros rouges.
— T’as choisi tes vêtements les yeux fermés ce matin ? la questionné-je, sarcastique.
— La London Fashion Week va bientôt commencer et je m’y prépare, explique-t-elle. Mais tu ne peux pas comprendre, t’es un papy enfermé dans un corps de jeune.
— Ces Fashion Freaks ne m’intéressent pas vraiment…
— Fashion WEEKS, me reprend mon amie. Ça se passe sur une semaine, deux fois dans l’année. C’est l’un des événements les plus importants dans le milieu de la mode. Les plus célèbres mannequins se préparent des mois à l’avance pour ça et les marques peuvent présenter leurs nouvelles collections en avant-premières.
Les yeux de Xio pétillent lorsqu’elle en parle.
— Il faut que je réussisse à m’infiltrer pour en voir au moins un ! Cette année, je suis certaine que la chance sera de mon côté !
— Je l’espère pour toi, Xio. En attendant que tu deviennes une superstar, ça te dérangerait de m’aider à déballer les autres cartons qui viennent d’arriver ?
Tout son enthousiasme vient de se dissiper. Elle soupire.
— T’as de la chance de m’avoir, tu sais, parce que le jour où je deviendrai une styliste de renom, je n’aurai plus le temps de t’aider à ranger tes livres.
Je lui souris et lève mon gobelet de café en sa direction.
— À ta future vie de célébrité ! l’acclamé-je avant qu’elle ne tende son majeur dans ma direction.
— Je ne manquerai pas de te faire une dédicace du podium quand les tenues que j’ai réalisées défileront à la télé. Je deviendrai une grande figure de la mode, tu verras.
Je lève les yeux au ciel en riant pour l’embêter, même si mon seul souhait est qu’elle atteigne son objectif, et je sais qu’elle y parviendra. Après avoir rangé quelques cartons, Xiomara me quitte pour aller bosser. Elle travaille dans l’une des boutiques de prêt-à-porter de Camden. Sa patronne est plutôt sympa, et elle est bien payée. Néanmoins, elle mérite quelque chose de plus grand, à la hauteur de son talent. J’ai pu voir quelques-unes de ses créations et, même si je ne peux pas être très objectif puisque je ne m’y connais pas, je pense qu’elle pourrait se faire facilement un nom si elle gagnait en visibilité.
Je termine d’arranger mes étagères avant de m’installer à mon bureau et de m’occuper de la paperasse. Les factures ne font que de se multiplier, et malheureusement, ce mois-ci encore, je vais avoir du mal à toutes les régler. Depuis un certain temps, il faut dire que je ne reçois plus grand monde. Comme si de nos jours, personne ne lisait plus. Bientôt, toute mon épargne sera dissipée et je vais devoir fermer boutique. Cette librairie est la seule chose que j’aie. J’habite, travaille et passe tout mon temps libre ici. Lorsque mon père a acheté ce local avec le studio au-dessus, il a fait une véritable affaire. Aujourd’hui, les frais d’entretien ont tellement augmenté que ça en devient indécent.
Je passe la journée entière à rattraper tous les papiers dont je n’ai pas eu le temps de m’occuper les jours précédents, et lorsque je m’aperçois qu’il est vingt et une heures passées, je m’apprête à éteindre les lumières et monter à l’étage ; seulement, la clochette de la porte retentit. Je jette un coup d’œil à ma montre et me demande bien qui peut avoir une envie subite de lecture maintenant. Et à l’instant même où mon regard croise le sien, je soupire.
— Encore vous ?
La cliente de la veille se tient devant moi, le col de son impair relevé et les cheveux lâchés comme si elle voulait cacher son visage. Ce qui est bien dommage…
— Encore moi, affirme-t-elle, un sourire hypocrite sur les lèvres.
Je dois avouer que son accent anglais manque cruellement d’intensité. Il est si léger que j’ai un doute sur sa provenance.
— Vous fuyez vos paparazzis ou vous cherchez toujours à prendre des photos avec des inconnus ? la taquiné-je.
Un rire jaune lui échappe.
— Pourquoi ? Vous vous êtes finalement décidé à ne pas être un lâche et à avouer avoir été surpris par ma présence dans votre librairie ?
— Je suis surpris à chaque personne qui passe la porte, rétorqué-je. Il est peu commun que les gens connaissent l’adresse.
Elle me fixe un long moment avant de froncer les sourcils.
— Vous ne me connaissez vraiment pas ! lâche-t-elle comme si c’était un exploit.
— Ce n’était pas encore assez clair pour vous ?
La jeune femme a l’air soudainement embarrassée et évite mon regard comme la peste. Elle était sans aucun doute persuadée que je faisais semblant de ne rien savoir de son identité, ce qui éveille ma curiosité. Qui est-elle ?
— J’ai eu des problèmes aujourd’hui au travail, me raconte alors la jeune femme.
Je hausse un sourcil, ne saisissant pas pour quelle raison elle me raconte sa vie.
— Et c’est à cause de vous !
Cette fois-ci, intrigué, je me redresse dans mon fauteuil ce qui l’incite à continuer lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle a toute mon attention :
— Avant de me coucher, j’ai voulu commencer le roman que vous m’avez conseillé hier soir. Résultat, je n’ai pas dormi de la nuit, parce que je n’ai pas pu fermer ce satané bouquin sans savoir qui avait tué Ratchett. Mon réveil a sonné quelques minutes après que j’ai terminé et j’étais tellement K.-O. que je suis arrivée en retard au boulot.
— Et vous avez deviné ? la questionné-je.
— Deviné quoi ?
— Le meurtrier ?
Sa mâchoire se crispe, elle se met à fixer ses pieds.
— Ça n’a aucune importance, là n’est pas le sujet ! s’exclame-t-elle.
Elle n’a rien vu venir du tout. Un léger sourire espiègle se dessine sur mes lèvres.
— Êtes-vous revenue juste pour me dire que je serai responsable de vos échecs professionnels à partir de maintenant, ou vous désirez autre chose ?
La jeune femme me scrute un instant.
— Conseillez-moi un autre roman d’Agatha Christie.
Son ton s’apparente à un ordre, je ne bouge donc pas, ce qui la fait tilter.
— S’il vous plaît ? ajoute-t-elle en soufflant.
Je disparais derrière une étagère pendant quelques secondes et réfléchis à la prochaine lecture que je vais lui proposer. Si elle a aimé Le Crime de l’Orient-Express, elle va adorer celui auquel je pense. Je le sors de la pile et le lui tends. Encore une fois, elle examine la couverture et lis le titre à voix haute :
— And then there were one.
— L’un des incontournables de cette autrice, affirmé-je fièrement.
Elle n’a pas l’air convaincue par le résumé, mais m’informe qu’elle le prend quand même. Alors qu’elle se met à fouiller dans son sac à la recherche de ce que je présume être son porte-monnaie, je l’arrête.
— Je vous l’offre.
Elle cligne des yeux plusieurs fois, totalement figée.
— C’est ridicule, vous avez une boutique à faire tourner, pourquoi feriez-vous ça ? m’interroge-t-elle.
— La littérature ne devrait pas avoir de prix et vous commencer à l’aimer. C’est mon devoir en tant que libraire de m’assurer que vous continuerez à découvrir des romans.
Je marque une pause.
— Et puis, ça me pardonnera de vous avoir fait arriver en retard au travail.
Ses yeux se plantent dans le mien, comme si elle essayait de me percer à jour.
— Croyez-moi, ce n’est pas ça qui va m’arrêter de débarquer à l’improviste. Maintenant que je sais où vous vous cachez, dès que j’aurai une remarque à faire, je reviendrai, m’assure-t-elle.
— Je l’espère bien.
Un petit moment se passe sans que nos yeux se lâchent. D’où peut bien sortir cette femme ?
— Je suis Harry, me présenté-je. La prochaine fois que vous venez et que vous avez une requête ou que vous souhaitez simplement prendre une photo avec moi, n’ayez pas honte de m’appeler par mon prénom, ce sera plus simple.
Ma petite moquerie n’a pas l’air de la déranger.
— Je n’y manquerai pas, affirme-t-elle, et vous pouvez m’appeler Victoria de votre côté.
— C’est un prénom royal.
— C’est un prénom à la hauteur de ma personne.
Bizarrement, elle ne paraît pas croire à ce qu’elle vient de dire ; pourtant, je la pensais assez confiante. Elle tourne les talons pour sortir et, juste au dernier moment, j’en profite pour conclure cette conversation :
— Douce nuit, Vicky.
J’éteins les lumières et la porte se ferme derrière elle. Aucune façon de savoir si elle m’a entendu ou non, mais j’espère que ce petit air de diva qu’elle affiche vient d’en prendre un coup.
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FLASH (publié en auto-édition)
RomanceÀ Londres, les paparazzis repoussent toutes les limites. Victoria St-Claire est en pleine ascension. Entre mannequinat, long-métrage et sortie publique, tout lui réussit. Un soir, alors qu'elle tente de fuir les photographes, elle se réfugie dans un...