Liebesleid

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               Deux semaines s'étaient écoulées depuis la conflictuelle rencontre entre Liszt et Chopin. L'un comme l'autre en était ressorti étranger à son art, et bien trop familier de sentiments que leur jeunesse n'avait su leur proposer.
Alors, à  l'occasion d'un soir comme Paris sait les faire, les deux pianistes se retrouvèrent fortuitement, invités par une amie commune : Aurore Dupin. Cette dernière n'avait pu s'empêcher de remarquer les élans artistiques que créait la présence du polonais et de l'hongrois, et, forte du récent succès de son premier roman, les fit venir ingénument afin de parler d'art entre artistes.
Frédéric fut le premier à arriver dans l'appartement parisien (sa ponctualité n'ayant d'égale que son charme polonesque), et fut chaleureusement accueilli par la jeune autrice. Elle l'installa dans le salon, il s'étonna d'être seul présent, elle répondit qu'ils ne seraient que trois ce soir-là. Cachant son inconfort et sa curiosité, il acquiesça.
Rapidement, des trivialités s'échangèrent. L'intérêt que portait Aurore à Frédéric ne manqua pas d'être remarqué par ce dernier, qui y resta cependant insensible. Il semblait clair aux yeux de Frédéric que tout ceci n'était qu'artifice commode aux projets de la jeune autrice, seulement l'entière nature de ce projet restait floue.
Enfin, après un long échange fort peu intéressant, Franz arriva. L'hôtesse alla lui ouvrir, avec moins d'engouement que son homologue, et, lorsque Franz pénétra, déjà fatigué de se contraindre à pareilles mondanités, toute sa conscience se projeta sur la silhouette autour de laquelle toute la pièce semblait gravitait. Il va sans dire que la même impression fût partagée par le solitaire immobile qui, depuis presque 1 heure, s'efforçait de ne pas laissait transparaître son ennui. Le premier salua le second, qui, pénétrant les yeux de chêne de l'arrivant, ne put s'empêcher de sentir ressurgir en lui un flot que le temps avait transformé en eaux profondes.
Aurore installa Franz, sinon quoi la rencontre serait sûrement restait au stade de l'immobilité verticale, et initia une conversation à laquelle aucun esprit ne prit part. Les voix avaient beau se mêler dans un flux d'éloquence et de charisme, les regard qui transperçaient la pièce et les visages trahissaient le silence tumultueux qui se cachait derrière les vibrations des gorges. Et, si l'autrice était ravie par la compagnie des deux autres, ces derniers étaient bien plutôt happés par un jeu tacite qu'une oreille attentive aurait traduite en lutte intérieure.
Ainsi Franz stoppa un échange entre Aurore et Frédéric (qui était, de toute façon, plutôt de l'ordre du monologue partagé que de l'échange), s'adressant au polonais : "Vous souvenez vous avoir joué, il y a de cela deux semaines, au salon de Madame de Belgiojoso ?". Frédéric immédiatement détourna sa maigre attention de la mondaine, et s'efforça avec beaucoup de réussite à cacher un sourire qui ne lui irait point. Il répondit en bonne acteur : "Je me souviens y avoir été, mais pour être honnête la teneur de ma performance échappe à ma mémoire, sauriez-vous la rafraîchir ?", Liszt, se prenant au jeu, poursuivit : "J'avoue ne pas pouvoir vous aidez à ce sujet, je me souviens simplement avoir vu votre visage près du piano au cœur de la foule, l'ouïe m'était ôtée par le capharnaüm.". Frédéric répondit hâtivement : "Était-ce mon visage qui vous happait tant ?". Le silence fut plus lourd. Aurore qui jusqu'alors avait été relégué en spectatrice ne put retenir une sourde réaction, et était amèrement surprise de la tournure de la soirée. Dans la pièce résonnait la question impromptu de Chopin, pleine d'une virtuosité du ton trop en contraste avec la teneur de la remarque.
Liszt ne savait vraiment quoi répondre. Pour la première fois depuis le début de la soirée l'artifice laissait place au réel qu'aucun mot ne serait romantisé. Il répondit un décevant "Non, pas du tout.", détournant le regard dans une soumission humiliante. Frédéric, qui d'habitude se serait réjoui d'une telle victoire par une oppression conquérante, perdit de son ampleur : sa silhouette devînt moindre, comme embrassant celle de son compère silencieux.
Aurore, prise entre moult pensées sur lesquelles la seule emprise était la fuite, fit partir les pianistes qui partagèrent un dernier salut, et un court chemin nocturne et sans bruit avant de se séparer.
Liszt rentra chez lui, encore une fois, perdant, et Chopin plus étrangement amère et aigre qu'il ne le fut jamais.

Rhapsodie en Deux Temps : Chopin & LisztOù les histoires vivent. Découvrez maintenant