Chapitre 7 [2/3]

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~ CLÉO ~

Je me lève et je m'en vais déambuler dans les différentes salles du Seaquarium. Là et ici, l'esprit vaseux et songeur, j'observe les poissons derrière les vitres et je me perds dans le mouvement régulier des nageoirs, le remous des corps versicolores, lorsque je n'examine pas les familles défiler, levant les yeux au ciel quand elles se révèlent insupportables, sentant ma gorge se tasser quand je vois des frères et sœurs se courir après avec étourderie. Je sais que je ne devrais pas, mais je me projette en eux, un peu trop fort, un peu trop mal, m'imaginant Dorian me montrer ce mollusque-là, cette raie-ci, et jouer au fier, et m'expliquer un tas de choses sur eux, et sortir son violon, et lever son archet, et emplir l'aquarium d'une mélodie aérée. Virtuose. Les souvenirs remontent, et soudain je ne suis plus là mais à la maison, quand il répétait mille fois cette même mesure et qu'on ne pouvait surtout pas entrer dans sa chambre au risque de le déranger. Mais moi j'entrais quand même, je passais par la fenêtre pour que maman ne me surprenne pas, et je l'écoutais avec des yeux ronds et exaltés. Il me jetait un clin d'œil malicieux, m'invitant à m'asseoir sur le canapé, ou alors il s'énervait, il m'ordonnait de partir et ne jamais revenir, empli d'une rage folle, séchant la sueur à son front. Parfois, il était accompagné de Jonas, et moi j'étais jalouse parce que je les voyais de plus en plus proches au fil des ans. Heureusement quand j'allais le dire à maman, elle intervenait, elle chassait aussi bien Jonas que moi quand Dorian était censé pratiquer son instrument. Ça ne les empêchait pas de se voir quand même. Et puis un jour mon frère est parti, main dans la main avec le voisin, mais quand Jonas est revenu sans Dorian, j'ai compris que rien ne s'était passé comme prévu. Jonas m'a tendu ma première lettre, il m'a transmis les directives de Dorian, et je suis partie à mon tour, bravant tous les interdits, mais je ne savais pas comment facer le monde seule, et le pire dans tout ça, c'est que Dorian non plus, sans Jonas sans moi sans personne, il ne savait pas.

Je marche. Les paupières lourdes, une pierre froide au fond de l'estomac. Je quitte le Seaquarium. Dehors, le soleil m'éblouit et le cri des mouettes crible les nuages, je traverse la route avec le vent qui brouille mes cheveux dans mon dos, des mèches me piquent la vue par moments. Assez par hasard ou alors assez par envie, je flâne le long du littoral, aimant la vivacité des vagues mordant mes pieds nus, et les rafales qui mâchurent ma jupe de sable brun. Au bout d'un moment, je me trouve un coin à l'ombre, au calme, au vide, juste à côté des rochers qui s'empilent et des arbres qui étalent leur feuillage. Je m'assieds, je fouine dans ce sac que Léonore m'a prêté. Je trouve ma trousse, mon bloc-notes, ma calculette, mon formulaire de physique et mon livre de cosmologie, celui que je n'ai pas feuilleté depuis si longtemps que je l'avais presque oublié. C'est Dorian qui me l'a offert, le jour de mes dix-huit ans, il y a trois ans de ça. Sur la page de garde git encore son : pour Cléo, ma stupide petite sœur et future physicienne de renom. Un sourire aussi inattendu que nostalgique effleure mes lèvres.

Et je m'y mets, là. Dans cette série de calculs abandonnés, à relire les pages glosées dans mes livres ou feuilleter mon bloc-notes noirci d'équations barrées. Si au début, j'ai de la peine à me remettre dedans, la tête molle et ankylosée, bientôt mes vieux réflexes reviennent, mes dernières réflexions remontent. Je lis, je mâchouille mon stylo, je note des nouvelles idées, j'amorce des calculs, je dessine des schémas, je relis, je rature, je re-relis, je soupire, j'explose une tache d'encre sur mon formulaire, oups, je rature, encore, je re-re-relis, je re-re-re-re-recalcule, et c'est faux, et ça va pas, mais si –

Peut-être qu'avec cette constante-là –

Ou cette force-ci –

Du temps passe sans que je m'en rende compte. Le soleil ploie dans le ciel, mon téléphone vibre soudain et me ramène devant l'océan. C'est un message de Léonore qui me demande où je suis ? Sur la plage... Elle me répond OK ! Je lui demande pourquoi cette question ? Aucun nouveau message. Bon. Tant pis. Je reporte mon attention sur mon équation, plissant mon regard sous la lumière fléchissante du soleil. Une bourrasque me fait frissonner, j'enfile mon pull en cotte de maille, le bleu indigo, celui que Léonore m'a ramené du marché l'autre jour et qui sent bon la lessive à l'amande et qui –

La promesse des vagues (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant