Chapitre 3

1 0 0
                                    


Tonie retourna au rez-de-chaussée pour se rendre au grand salon. Marcus était là, allongé sur le divan, les paupières closes. Sa bouche murmurait des paroles inaudibles. Tonie alla chercher un soda au gingembre au bar pour se remettre de ses émotions et en profita pour prendre une bière. Elle la déposa sur la table basse devant Marcus, entre les partitions noircies de notes et les feuilles griffonnées de paroles. Tonie s'installa sur le vieux fauteuil. Marcus se redressa.

_Je bloque sur un accord, lança-t-il d'un air agacé en passant une main sur son visage.

Tonie décapsula la cannette et entendit presque Sophie-Anne faire un scandale de ne pas la voir boire dans un verre. Son regard se posa sur les bras nus de Marcus, constellés de piqûres violettes.

_Sur quoi tu travailles ? demanda-t-elle.

Ses yeux parcoururent les notes inscrites sur les portées. Comme cela devait être satisfaisant de savoir lire la musique pensa-t-elle. Tonie trouvait fascinant la manière dont Marcus mixait tous ces éléments sans la moindre difficulté. C'était son truc. Ils avaient tous un truc, sauf elle.

_J'en sais rien. J'ai cet air dans la tête depuis quelques jours, il faut que je m'en débarrasse. Tu veux voir ce que ça donne ?

Sans attendre de réponse, Marcus s'empara de sa guitare électrique et fit glisser ses doigts sur les cordes. Rien d'agressif ni de saccadé comme il en avait l'habitude. Plutôt une mélodie très doux, profondément... mélancolique. Il termina sur un accord en mineur qu'il fit durer.

_C'était ... commença Tonie, mais, au loin, la sonnette de la réception l'interrompit. _Vas-y, c'est pas important.

Tonie le gratifia d'un sourire en coin puis se leva pour aller à la réception. La silhouette devant le comptoir fit volte-face à son approche.

_Bonjour Tonie lancèrent, les sœurs Mortimer. _Bonjour Clara, bonjour Violet.

_Nous avons une grande nouvelle, s'exclama Violet. _Oui une grande nouvelle, répéta Clara.

_Mais d'abord, nous avons un petit service à te demander.

_Oui, un petit service, répéta encore une fois Clara.

Les soeurs Mortimer avaient la grande particularité d'être des siamoises xiphopages, leurs corps étant réunis au niveau du sternum. A leur naissance en 1880, alors qu'elles n'avaient que quelques minutes, leur mère avait craché au visage du médecin : « Mettez hors de ma vue ce monstre ! ».

Le père, Denis Mortimer quant à lui, y avait vu une opportunité en or. Il s'en débarrassa en moins d'une semaine en les vendant à un cirque ambulant qui par chance se trouvait dans les environs et dont le propriétaire était sans cesse en quête de « monstruosité » comme il s'amusait à les appeler.

Tonie redoutait chaque moment où les sœurs Mortimer avaient à lui demander un « petit service ». Elle inspira profondément.

8

_Peux-tu refaire notre nœud ? demanda Violet.

_Et serre le bien surtout, ajouta Clara.

Les sœurs Mortimer tournèrent sur elles-mêmes et s'immobilisèrent une fois qu'elles furent dos à Tonie. Elle leva les yeux au ciel, déboutonna leur robe au niveau de la nuque et se dit qu'elle se serait volontiers passée de ça aujourd'hui, surtout après la frayeur provoquée par la locataire à tête coupée. Avec lenteur et une grimace de dégoût sur le visage, Tonie approcha ses mains de l'épaisse ficelle en nylon dont les bouts pendaient mollement de chaque côté de leurs omoplates. Du bout des doigts, elle s'en empara, l'enroula autour de ses mains et tira.

_Surtout n'hésite pas à bien serrer !

_Oui à bien serrer ! ajouta Clara une pointe d'excitation dans la voix.

Tonie tira un peu plus fort en retenant sa respiration. La ficelle poisseuse glissa lentement dans les trous que les sœurs Mortimer avaient sur une vingtaine de centimètres à partir du haut de la cage thoracique jusqu'au-dessus du nombril. Le passage de la ficelle dans la chair provoquait un bruit écœurant auquel Tonie ne parvenait à s'accommoder. Elle tira de toutes ses forces une dernière fois et effectua un nœud rapide mais solide avant de reboutonner la robe. Ses mains étaient gluantes et le peu de couleur qu'elle avait sur le visage venait de se volatiliser. Elle avait la nausée.

_Merci Tonie, dit Violet.

_Oui, merci Tonie, nous commencions à nous affaisser confessa Clara en repositionnant une mèche de cheveux bouclée derrière son oreille.

Les sœurs Mortimer levèrent la tête en une synchronisation parfaite en direction du grand escalier lorsqu'un raclement de gorge résonna. Sophie-Anne se tenait sur la plus haute marche, accoudée avec élégance à la balustrade. Elle portait une robe longue vert sombre fendue sur un côté, laissant apparaître ses jambes interminables. Sophie-Anne se changeait plusieurs fois dans la journée et disait toujours que ses robes étaient faites pour être admirées, non pas pour rester dans la penderie à dépérir lentement. Elle porta son fume-cigarette à sa bouche et prit une bouffée.

_Nous avons des choses à faire ! s'exclama alors Clara.

_Oui, des choses à faire, répéta Violet.

Les sœurs Mortimer remercièrent Tonie puis grimpèrent les marches à toute vitesse, têtes baissées lorsqu'elles passèrent près de la star d'Hollywood. Les clientes de l'hôtel appréciaient peu Sophie-Anne et elle ne comprenait pas pourquoi. Tonie n'avait jamais eu le courage de lui avouer qu'elle pouvait parfois se montrer effrayante, surtout lorsqu'elle fixait quelqu'un sans dire un mot.

_Tonie ? J'ai besoin d'un verre, dit-elle en descendant les marches avec grâce.

Elles entrèrent dans le grand salon. Tonie retourna s'asseoir sur le vieux fauteuil et Sophie- Anne passa derrière le bar pour sortir un verre en cristal et préparer un Manhattan. Marcus n'avait toujours pas bougé, et se torturait l'esprit pour combiner deux accords ensemble. Rien ne fonctionnait, tout n'était que dissonance. Ces derniers temps il n'arrivait plus à composer. Sophie-Anne le rejoignit, porta le verre à ses lèvres et soupira d'extase. Elle fixa Marcus.

_Vous les musiciens, vous êtes si dramatiques.

_Si ça peut te rassurer, commença Tonie, j'ai trouvé ça très beau tout à l'heure.

_Tu n'y connais rien lâcha Marcus en se redressant, son tee-shirt noir collant à son torse squelettique.

_Ce n'est pas faux, répondit Tonie en haussant les épaules.

9

Elle extirpa la bande dessinée coincée dans le creux du vieux fauteuil qu'elle avait laissé la veille et repris sa lecture à la page cornée. Sophie-Anne sortit un briquet de son décolleté. D'un geste du pouce, elle souleva le capuchon en métal, fit apparaître une flamme puis approcha le fume-cigarette en argent.

_Une histoire de femme sans doute, lança-t-elle l'air de rien.

Tonie referma sa BD aussi sec.

_Tu es amoureux Marcus ?

_Vous allez la fermer ? C'est un putain de bordel dans ma tête ! s'écria-t-il.

Il se leva d'un bond et donna un coup de pied dans la table basse, provoquant un éboulement de partitions, puis, quitta la pièce à grandes enjambées.

_Quelle diva. Tonie, sois un amour. Prépare-moi un autre verre.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Jan 19 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

Hôtel ParadiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant