Ceux qu'on était [Sous contrat d'édition]

Chapitre 2

Fabien

Une aire d'autoroute, quelque part entre Montpellier et Vannes. 13 juillet 2022

Les paupières closes, je savoure mon café, bercé par les bruits ambiants. Les cris d'un bébé à l'autre bout de l'échoppe et les vaines tentatives de sa mère de l'apaiser ; la conversation animée d'un couple d'allemands au sujet des prix en France... Et Lola, qui chantonne près de moi. J'aime son timbre de voix. Un brin éraillé, chaud et réconfortant. L'entendre reprendre Perfect, de Ed Sheeran est un pur bonheur. Bien entendu, elle chuchote, refusant d'attirer l'attention sur nous. Malgré tout, elle sait aussi que j'apprécie son envie de me faire plaisir. Je suis un papa complètement gaga et je l'assume.

Il nous reste encore presque trois heures de route et j'avoue avoir hâte d'arriver. Non pas que je sois pressé de retrouver le Dragon Chapuis, loin de là. Mais rouler durant presque dix heures m'éreinte.

- Ohhh ! s'exclame soudain Lola. Regarde ! On a exactement le même saladier ! C'est fou, hein ?

J'ouvre les yeux et ronchonne en reculant la tête de quelques centimètres. Mais mon ado s'en fiche : elle agite son portable sous mon nez et il me faut une poignée de secondes pour que mon regard capte ce qu'elle essaie de me montrer.

Sur le post Instagram, on aperçoit une table, quelques verres et des contenants. Rien de bien extraordinaire, si ce n'est le nombre de likes mentionné sous le cliché. Des centaines de réaction pour un apéro entre potes ? De quoi me laisser perplexe.

Du bout de son index manucuré, Lola pointe l'objet de son excitation, incompréhensible pour le vieux réac' que je suis.

- Lààà ! Tu vois ? On a le même, répète-t-elle en trépignant sur son siège.

Ma douce Lola. Créature indomptable qui peut faire preuve d'une maturité sidérante puis s'enflammer pour une broutille telle une enfant de huit ans. L'adolescence dans ce qu'elle a de plus contradictoire.

- Oui, c'est...

Ma fille m'arrache presque son téléphone des mains, visiblement contrariée par mon manque d'enthousiasme.

- Tu comprends jamais rien, bougonne-t-elle en scrollant avec rage.

Je soupire et me redresse sur mon siège.

- Lola...

- Non, c'est bon. Il y aura bien assez de mamie Laurence pour me rabâcher que je ne m'intéresse qu'à des futilités. Pas besoin de t'y mettre.

Sa réplique me fait l'effet d'une gifle. La dernière chose que je souhaite, c'est de lui laisser entendre que ses centres d'intérêts n'ont aucune valeur. Je refuse d'être ce genre de parent. Je sais ce que l'on ressent quand on ne lit que déception dans le regard de son père. Lola ne vivra jamais ça.

- Excuse-moi. Je n'avais pas l'intention de te blesser, mais je suis épuisé et... Parle-moi de ton auteure.

Ses yeux se plissent, se font inquisiteurs. La seconde suivante, son visage s'illumine et la voilà lancée dans un récit que je peine à suivre.

- Alors tu vois, ce que j'aime chez Meghan, c'est sa disponibilité. Elle répond aux commentaires, aux DM. Elle repartage, quel que soit le post. Du coup, nous, on a l'impression de faire partie du truc. C'est une vraie prouesse marketing, si tu veux mon avis. Là, en ce moment, elle ne publie qu'au compte-goutte parce qu'elle prépare...

J'écoute avec attention, hoche parfois la tête. Mais au-delà des mots, c'est la passion de Lola que je savoure. Mon ego de père se rengorge quand je réalise quelle jeune femme merveilleuse mon bébé est devenu. Lola est vive, pleine de feu et de fougue, mais elle est aussi raisonnable et réaliste. Son souhait le plus cher est de poursuivre ses études dans le domaine de la communication. Alors je ne dis rien quand elle passe des heures sur le Net, je passe l'éponge lorsqu'elle explose le compteur de temps passé sur les réseaux sociaux. J'ai sans doute tort. Parfois, je me demande si je ne suis pas trop laxiste avec elle. Notre duo fonctionne, non ? Alors pourquoi changer quoi que ce soit ? Parce que le Dragon va péter les plombs, hurle ma conscience. Oui, c'est certain. Mais merde ! Ma fille, mes choix.