Chapitre 1 : où le nombre de prisonniers se porte à 5

30 1 0
                                    


Pour commencer ce récit, il me faut confesser mes piètres qualités d'écrivain et en appeler non seulement à l'indulgence du lecteur mais également à son imagination afin qu'il se figure au mieux la saleté repoussante et l'air irrespirable de notre décor, cette cellule si froide, sombre et humide, si glaçante et si épouvantable que les mots me manquent pour la décrire. 

Il serait tout aussi difficile de bien rendre compte de la taille précise de cette pièce puisque, dénuée de toute fenêtre (et pour cause, puisqu'elle se trouvait loin sous la terre, perdue dans les méandres des souterrains secrets s'étendant sous une forteresse imprenable), il y régnait une obscurité presque totale uniquement perturbée par la faible lueur d'une chandelle vacillante émanant du couloir et pointant laborieusement sous la lourde porte de bois. On pouvait au moins discerner le nombre de ses occupants, à défaut de bien distinguer leurs visages : ils étaient au nombre de trois, chacun fermement attaché à un mur différent par des chaînes aussi épaisses que le cou d'un bœuf. 

Le premier, un homme entre deux âges, tentait de tromper la faim et le froid en cherchant vainement le sommeil. Allongé sur un petit tas qu'il s'était formé avec la paille humide qui jonchait le sol, il ne cessait de se tourner et de se retourner à la recherche de la position la moins inconfortable et se manifestait de temps en temps aux autres par un éternuement sonore. 

Le second, dont la longue barbe grise et le dos courbé trahissait l'âge, se tenait debout face au mur dont il s'échinait à couvrir les pierres de dessins confus à l'aide d'un petit morceau de charbon trouvé on ne savait où. De temps à autre, sans raison apparente, il laissait échapper un gloussement d'excitation ou un soupir exaspéré qui recevait de la part de ses compagnons d'infortune la même indifférence que les éternuements du dormeur.

Quant au troisième, qu'il soit enchaîné si près de la porte de la cellule pourrait laisser espérer que le peu de lumière ambiante soit suffisant pour éclairer son visage et nous révéler ses traits mais ses geôliers lui avaient imposé le port d'un inquiétant masque de cuir noir percé de trois trous pour les yeux et la bouche et de deux autres plus petits pour le nez. Il était assis en tailleur, tourné vers le centre de la pièce, le dos droit, le regard planté dans l'obscurité, dans une attitude de méditation résignée. 

Soudain, des bruits de pas résonnant derrière la porte attirèrent l'attention des trois prisonniers qui avaient appris à reconnaître le son des lourdes bottes de leurs gardiens frappant le sol de pierre des couloirs de la prison et leurs innombrables flaques -- des flaques à la présence d'ailleurs inexplicable car la pluie n'atteignait évidemment jamais ces galeries enfouies si loin sous la terre et il serait ridicule d'imaginer qu'elles puissent parfois faire l'objet d'un quelconque nettoyage. 

Notre prisonnier masqué eut à peine le temps de s'écarter d'un bond que la porte s'ouvrit avec fracas et cracha deux gardes en armure traînant derrière eux un jeune garçon frêle se débattant faiblement. Un des gardes le calma d'une gifle retentissante puis se tourna vers le reste de la pièce.

- On vous amène un peu de compagnie !

Son acolyte le rabroua aussitôt :

- Imbécile. Tu ne connais pas les ordres ? On ne doit pas leur adresser la parole.

Ils jetèrent le nouveau venu dans le coin le plus proche du prisonnier le plus âgé, défirent les cordes avec lesquelles ils l'avaient traîné jusque là et lui passèrent ses nouvelles chaînes autour des poignets et des chevilles. Ils repartirent ensuite aussitôt en laissant curieusement la porte ouverte, ce qui laissa aux autres prisonniers tout loisir d'examiner en détail leur nouveau compagnon. Celui-ci était fort jeune, probablement à peine sorti de l'adolescence, mince, pâle mais, malgré son état, non dénué d'une certaine noblesse dans les traits qu'accentuait encore le regard sûr et fier qu'il rendait sans peur à ceux qui le toisaient. 

- Enchanté, messieurs, lâcha-t-il sans qu'il soit très clair s'il se montrait absurdement sarcastique ou ridiculement courtois.

De nouveaux bruits de bottes mirent fin à ces présentations sommaires et on entendit depuis le bout du couloir toute une troupe de gardes ahaner et jurer, visiblement croulant sous un effort incroyable. Quelques secondes plus tard, on vit effectivement apparaître lesdits gardes qui, cette fois-ci au nombre de six, portaient avec grand peine une masse inanimée qui se révéla être un colosse de la taille d'un ours et à la tête recouverte d'une chevelure et d'une barbe d'un blond cendré souillées d'un sang épais et sombre. N'en pouvant plus, les gardes laissèrent choir le colosse lourdement sur la pierre puis échangèrent des regards effrayés tout en reprenant leur respiration.

- Il a bougé, non ? Vous ne l'avez pas entendu parler ?

- S'il se réveille, vous vous débrouillez pour l'attacher, moi j'ai assez donné..., dit l'un des gardes en se massant la mâchoire avec une grimace de douleur.

Le petit groupe se tourna vers le colosse inconscient, guettant le moindre signe qu'il reprenait ses esprits. Celui qui paraissait le plus haut gradé pointa du doigt celui qui se tenait à sa gauche et lui fit signe de se charger des chaînes.

- Vas-y, le Grelot. Dépêche-toi. Plus tu tardes, plus tu as de chance qu'il se réveille. Et tu as vu dans quel humeur il est au réveil... 

À contrecœur, l'intéressé s'exécuta le plus vite possible, une tâche compliquée par les tremblements qui agitaient ses mains et l'obligea à s'y reprendre à deux fois à l'heure d'immobiliser les imposantes chevilles du géant. Celui-ci émit à un moment une sorte de grognement guttural qui fit bondir le garde d'un mètre, ce qui arracha un petit rire au prisonnier entre deux âges qui, au début de ce récit, tentait de trouver le sommeil.

Une fois leur devoir accompli, la petite troupe s'en alla sans même un regard pour les prisonniers, à l'exception de celui que son supérieur avait surnommé "le Grelot" et qui avait dû enchaîner le colosse. Rancunier, il attendit que ses acolytes s'éloignent pour mettre un coup de pied dénué de force (pas par manque d'intention mais par maladresse) dans les côtes de celui qui avait osé rire de lui puis décampa en ricanant bêtement.

L'obscurité et le silence reprirent leurs droits sur cette geôle immonde et sur ses occupants, désormais au nombre de cinq. 

Du moins pour quelques minutes... 

Une fois qu'il fut évident que les gardes n'allaient pas revenir avec un nouveau prisonnier, une allumette craqua et une flamme vint éclairer le visage juvénile du jeune garçon frêle :

- J'ai dit "Enchanté, messieurs". Et la moindre des choses serait qu'on me réponde. 



Les Contes de la Geôle ImmondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant