Chapitre II

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-          « C'est servi ! Je vous attends à table ».

Bien longtemps que je n'ai plus entendu cette phrase de la part de ma mère, et de qui que ce soit d'autre par ailleurs. Pendant que je me fais chauffer de l'eau pour cuire des pâtes, il m'arrive couramment de faire le récapitulatif des petites attentions qui ne font plus partie de ma vie, maintenant que je ne cesse de voyager entre la France et l'Europe. Au bout du téléphone, ma grand-mère me récite le contenu d'une énième journée remuée par les rendez-vous médicaux à l'issue indécise :

-          « Avec toute cette aventure, je n'ai pas eu l'occasion d'enfiler ma jambe. C'est ta mère qui s'est chargée de pousser la chaise roulante dans tous les départements de l'hôpital Philippe Canton de Nancy ».

Aussitôt le commentaire parvenu à l'entrée de mes oreilles, aussitôt une avalanche de pensées, gelées, comme la neige dégringolant d'un versant, rendent imperméables mes tympans à la discussion. Conversation, d'ailleurs, qui dégringole soudainement vers un monologue conduit par ma grand-mère, bien déterminée à être pointilleuse dans le déroulé de son récit.

-          « Les aides-soignantes du département des maladies infectieuses m'épatent. Il n'y en a pas une qui a manqué de me saluer par mon prénom et avec de grands sourires. Je suis sûre qu'ils étaient francs. Je me sens bien ici », se souvient-elle avec optimisme, et surtout difficulté.

Je ressens au tempo de sa voix qu'elle cherche à nommer le personnel soignant sans y parvenir. La connaissant, elle doit s'en vouloir, car, contrairement à ma grand-mère, les filles du service ont naturellement gardé en mémoire l'identité civile de ma petite mamie. Sachant qu'elle a enduré plus de quatre-vingts tours de Soleil à ce jour, je me mets logiquement à acquiescer intérieurement qu'elle n'a pas à s'inquiéter de l'état de marche de sa mémoire. Je sais néanmoins qu'elle ne s'empêchera pas de faire une allusion à la maladie d'Alzheimer avant de raccrocher, ce fléau qui a précipité tant d'amies de mon octogénaire préférée six pieds sous terre avant l'heure.

En ce moment, je me rappelle constamment d'une maxime apprise étant enfant qui dit : « On n'est pas venus sur Terre pour oublier ce que l'on fait ». Je dois sa pérennité dans mon esprit à ma grand-mère, qui me l'a justement répétée dès que l'opportunité s'y prêtait. Et le côté mystique de la petite phrase m'a été suffisamment frappant pour que je décide, inconsciemment, de l'intégrer comme une façon de désépaissir le brouillard permanent qui accompagne les raisons de notre passage sur Terre. Je suppose même que la volonté inhérente de ma grand-mère, à faire mention de son intérêt absolu pour la santé mentale, lui a permis de demeurer combative, et empreinte d'espérances, quand tout le reste foutait le camp. Après tout, il est peut-être plus facile de se lever du bon pied lorsque l'on a plus qu'une jambe.

Ah ! Je n'entends plus de bruit de l'autre côté du fil ! Le point final de ce soliloque vient d'être marqué. Je reprends mes esprits quasiment instantanément. Ma mamie détient décidément un don fantastique. Celui d'attiser des réflexions en tous genres à émerger quelque part à l'intérieur de mon corps, dès que je lui adonne tout mon temps de parole. Si je me nourrissais véritablement de tous ses récits, je partagerais la plupart de mon temps libre entre le diététicien et la salle de sport, afin d'évacuer tant bien que mal tout le surpoids emmagasiné. Quelques expressions d'amour échangées plus tard en guise de salutations, et je remis mon téléphone sur le rebord de la fenêtre, puis j'attardai mon regard à son travers.

Par-delà le carreau du quatrième et dernier étage, je peux observer, sans peur de me faire épier en retour, mon voisinage, qui vit manifestement davantage dans la cour intérieure de l'immeuble que dans leurs appartements respectifs. Je n'avais jamais connu pareil bâtiment résidentiel auparavant. C'est-à-dire conçu à partir d'un espace en commun, exclusivement en intérieur et au-dedans de la structure. Il paraît, d'après les discussions que j'ai pu mener avec les rarissimes Hongrois d'accord pour me parler, que cette disposition est typique de Budapest, la ville qui m'accueille pour les deux tiers de l'été.

Les cris vainsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant