Chapitre IV

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Ce que j'aime par-dessus tout à la fin d'un voyage, c'est le sentiment de nostalgie qui s'introduit jusqu'à dans mes pores. Comme Victor Hugo, je décrypte cette émotion comme la joie d'être malheureux. Bien que douloureuse dans l'imaginaire collectif, la nostalgie m'adoucit sans toutefois m'anesthésier. Elle m'inspire le goût d'un sirop aux véritables propriétés salvatrices, même si les opiniâtres gouttelettes qui s'agrippent à la langue voudraient manigancer un coup monté dans lequel le sirop, vulgaire potion amère au premier abord, est un mal qui dégoûte exclusivement. Au départ, la nostalgie, non maîtrisée et immature, détruit presque autant qu'une rupture. D'accord. Mais dès lors qu'elle est ingurgitée, dès lors qu'elle est comprise par le mélancolique, cette même émotion se savoure et fait palpiter les sens. Elle garantit d'un sceau l'authenticité de l'amour que j'ai porté pour tout ce que j'ai vécu pendant une période donnée de ma vie.

En somme, je la considère comme une information sans vraiment me soucier de l'altération dont la nostalgie se rend coupable. Je l'observe progresser effrontément en moi quand je note une pointe d'agacement, parasitée par des élans d'angoisse tout à fait légitimes, me sermonner chaque soir un peu plus, lorsque nous déambulons dans Budapest, quelques rencontres et moi-même, entre les pubs du Kisüzem et du Szimpla Kert, au sein desquels nous entretenons l'image de fidèles clients, quoique légèrement alcooliques sur les bords. Janka m'apostrophe pendant le trajet séparant les deux débits de boisson avec l'intention bouillonnante d'en découdre :

- « Quand comptes-tu revenir après ton passage en France, kedves ? », fulmine-t-elle sous l'euphorie de l'ébriété, tout en dissimulant une frayeur que j'ai, malgré tout, déjà transpercée au travers de son regard vert émeraude.

A l'insolence de cette question, je lâchai en réponse un rire vif qui me surprit moi-même. J'ai conscience qu'elle emploie le mot « kevdes » - se traduisant littéralement par « chéri » en français - uniquement lorsque Janka cherche à obtenir mes faveurs. Il ne faut néanmoins pas se méprendre. C'est cette franco-hongroise follement amoureuse de moi, et strictement elle, qui ne crédite aucune chance de succès à quelques possibilités que ce soit que nous nous mettions en couple, au-delà de ses affabilités trompeuses.

Comme Pierre-Lou et Tom, avec qui nous marchons vers le pub du Szimpla Kert, Janka retient la fédératrice hystérie que nous suscitons d'ordinaire tous les quatre, ensemble, à ce stade de la soirée, prendre le dessus sur le reste, à cause de l'impalpable, mais manifeste, crainte d'un attachement imminent, tout comme l'est par ailleurs mon départ de Budapest :

- « L'empressement de te revoir me dit dès le mois prochain. Le manque que je ressens pour les miens et ma présence obligatoire à l'école renvoient ma future venue en Hongrie aux vacances de la Toussaint », confiais-je à Janka, le ton hésitant.

Il ne m'est pas aisé de faire preuve d'autant de pragmatisme, moi l'émotif en acuité. Surtout que l'amertume que je décèle s'entremêler à la discussion m'invitait à décliner toute tentative de discussions aux conséquences – quoi qu'il en sera – décevantes.

- « Tu devras donc faire sans moi », réagit Janka, au quart de tour, les mains perchées dans ses longs cheveux, châtains clairs, dans le but d'en faire un chignon salvateur face à la chaleur nocturne dans laquelle j'étouffe, la peau pétillante et la salive irrégulière, comme après un shot d'eau-de-vie que je hais au plus haut point.

Ma petite franco-hongroise n'habite pas à Budapest, mais sa tante qui, sûrement – je ne l'ai jamais vraiment su – revêtit à ses yeux une importance approximative à celle consacrée à sa mère, loge à Szentendre, ville de plus de 20 000 habitants la plus proche de la capitale. Et bien évidemment, Janka y passe une partie, non-négligeable, de ses vacances chaque année, mais pas forcément toutes, et elle compte bien ne pas être présente en novembre prochain pour me la mettre mauvaise. Autrement, elle étudie à la Sorbonne, à Paris donc. Toutefois, je jure qu'elle connaît aussi bien la Ville Lumière que les garçons connaissent les raisons et la douleur qu'entraînent les menstruations, bien malheureusement. La raison, ma foi, apparaît évidente : elle voyage plus qu'un de nos flashs d'alcool budapestois en soirée. Le mois dernier en Estonie, le prochain en Pologne : l'Est de l'Europe semble être le gigantesque parc d'attractions dans lequel Janka a décidément envie de voltiger, la tête à l'envers, l'esprit chahuté, comme catapulté par le looping d'un grand huit.

Les cris vainsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant