Chapitre V

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« Il nous faut naître deux fois pour vivre un peu », insinuait Christian Bobin dans La plus que vive, à qui je dois l'inspiration suivante. D'abord par la chair, ensuite par l'âme. De la même façon, je pense que je suis une première fois venu au monde par hasard, avant que le monde ne vienne par la suite jusqu'à moi, puisque j'ai eu la témérité de m'autoriser à ce que cette seconde naissance se produise. C'était dix-neuf ans plus tard après l'accouchement de ma mère. Ma théorie prend la forme suivante : à la naissance, le corps des Hommes est vulgairement balancé sur Terre, comme on jette un détenu en prison. Survivre dans ce marasme continu, dans lequel le tissu social s'assèche, dans lequel les tensions sociales flambent, dans lequel l'environnement brûle peu à peu autant que l'enfer, ressemble à un défi que personne ne s'est lancé. Pour cette raison, je pense qu'une majorité d'Hommes se dessèchent de leur capital humain à mesure de leur avancée dans la vie, au point même de déserter leurs âmes. Histoire de se conditionner à l'espace de vie pathétique duquel ils ont hérité. Afin de briser la malédiction d'avoir été amené ici-bas sans le vouloir, en cessant de se désensibiliser, il faut naître une seconde fois. L'âme est ainsi balancée vers le ciel comme le corps fut autrefois projeté en enfer. Et dans mon cas, c'est à Zagreb, en Croatie, que je fus né pour de bon.

J'y ai découvert mon humaine faiblesse. Jusqu'à ce que je rencontre cette ville, je passais ma vie à combattre. Non pas pour me montrer ce dont j'étais capable, mais plutôt afin de dissimuler ce qui me semblait irréalisable. La vie consistait avant ça à battre vigoureusement en retraite d'un côté et à encaisser de secrètes défaites de l'autre. Je dois ce comportement à mon symptomatique accrochage avec ce que les psychologues nomment « la dépression ». Me concernant, j'ai toujours associé ce sentiment au vide de l'être. Hypersensible diagnostiqué tardivement, soit au crépuscule de mes dix-neuf ans, il n'y a plus de surprises dorénavant. Je sais pourquoi mes émotions ne me font pas de cadeaux. Je comprends que j'oscille la plupart du temps d'un extrême à l'autre. Ca peut être de la témérité à la lâcheté dans les cas les plus simples. Dans d'autres, je mettrai en opposition la phobie de la célébrité par rapport au besoin de reconnaissance. Au final, je dirais que je gravite entre des sentiments complexes. Ce qui est antinomique à l'expression de vide que j'ai, autrefois, répertorié en grande quantité dans mon être. Entre autres de mes seize à dix-neuf ans. Bien sûr, ces trois années étaient, subjectivement, parsemées de grands événements dont je raffole encore à mon âge : des soirées par centaines, des amitiés scellées ad vitam aeternam, des rencontres féminines qui font bondir le cœur, des premières vacances. Ce cocktail fut pour moi le mélange parfait entre cette sensation de plonger dans tout ce que je rêvais d'explorer et la certitude de nager en eaux troubles. Mais tout bon pilote de ligne partagera ma position. S'assurer de détenir l'essence nécessaire avant chaque grand départ est vital, afin de ne pas penser au crash éventuel dès le décollage. Or, mon carburant, l'amour ou les femmes – je ne sais toujours pas – ou plus précisément l'amour que je destinais à mon premier amour, me dérobait du bonheur latent d'embrasser la vie au moment où elle s'élève. Et c'est mon atterrissage, pratiquement forcé, bien que salvateur, en Croatie, qui m'a permis de ravitailler en combustible le moteur.

J'avais naïvement atterri dans la capitale croate, Zagreb, le 8 avril 2019, en retenant l'opportunité de stage m'offrant le privilège de m'exiler le plus loin possible de tout ce que je connaissais déjà, sans alors échafauder l'espérance d'une deuxième venue, moins de deux ans plus tard, cette fois-ci le 25 août 2020, date à laquelle nous sommes aujourd'hui. En Flix Bus, le trajet entre Budapest et la capitale croate coûte une poignée de forints dont j'ai pu m'acquitter en accumulant simplement les fonds de tiroir de ma chambre hongroise. Acheter de quoi se restaurer fut quasiment aussi onéreux que le trajet lui-même. Dès mon arrivée sur le bitume fissuré de la gare routière zagreboise, je fus pris de tremblements. J'avais l'impression de partir à la rencontre d'une ex, des années après la rupture, avec, dans le ventre, l'incertitude quant au fait de pouvoir, oui ou non, encore lui plaire. Plus j'avançais en direction du centre-ville pourtant, plus je me faisais en réalité pressé de me tenir devant ce qui semble être, pour moi, comme une gigantesque maternité à ciel ouvert. Alors que j'empruntais la ligne 12 de tramway, je remarquais, fort peu surpris, ma capacité à fidèlement me remémorer le tracé de station en station revenir au galop. Dix minutes plus tard, j'atteignis la place Josip Jelačić . La plupart des Parisiens voyageant à Zagreb trouvent qu'elle ressemble la place de la Bastille version croate. Mais sans l'amas de véhicules que lui connaît Paris. Je la comparais tant qu'à moi à la place Stanislas, qui est à Nancy ce qu'est la belle plume à un poème, les coutumes à la Bohème.

Les cris vainsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant