◆ Adieu

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L'odeur âcre de brûlé était atténuée par la douceur salée de l'océan. La clapotis des vagues se laissait entendre, s'entrechoquant avec les coques des bateaux amarrés. Notamment, l'Amaryllis, imposant porte-avion de plusieurs centaines de mètres, stoppait tout espoir de conquête que l'océan pourrait avoir.

Sa couleur terne de gris dénotait parmi la magnificence du lever de soleil sur la gigantesque étendue bleue, éblouissant toute personne qui prétendrait vouloir l'observer de ses yeux arrogants.

Le tohu-bohu des centaines, voire milliers, d'individus s'activant à quai et sur le pont participait de l'angoisse que cet imposant navire apportait avec sa présence, et trahissait la terrible réalité du moment.

Mais cette réalité, Diane refusait de l'accepter quand bien même elle s'était imposée à elle d'une manière beaucoup trop brutale. Les ruines de son ancienne bâtisse en témoignaient. Les innombrables corps enterrés sans la grâce d'un cercueil en étaient les indéfinies preuves.

« Nous sommes en guerre », avait annoncé leur premier ministre il y avait de cela six mois.

Diane ne l'avait pas cru. Recluse dans sa bourgade, elle avait refusé d'y croire. Les combats avaient lieu sur la côte, loin, très loin de sa petite vie tranquille de campagnarde. Mais finalement, qu'était cette distance pour un bombardier tel qu'un Dornier Do 215 ? Elle apprit à ses dépens qu'il ne s'agissait que d'une lente balade au clair de lune quand les explosions retentirent. Les cris stridents et les hurlements d'agonie continueront de la hanter pour le restant de ses jours. Mais si elle continuait à se tenir debout à l'instant précis, c'était grâce à Artémis.

Le voir partir à bord du porte-avion, enrôlé de force dans une armée qui était sujette à l'anéantissement chronique, déchirait le cœur de la demoiselle.

— Artémis... S'il te plaît, fais attention à toi. Reviens en vie. Je ne veux pas perdre quelqu'un d'autre. J'en ai assez.

Sa voix tremblait, son corps tressaillait. Elle s'était promis de ne pas lui laisser comme dernier souvenir avant son départ l'image d'une femme pleurnicharde. Il était à croire que c'était peine perdue.

— Diane, ne pleure pas. (Il apporta une main à sa joue pour essuyer ses larmes.) Je ne compte pas mourir au combat. Ce n'est pas cette stupide guerre qui mettra fin à ma vie.

L'on aurait pu croire que c'était la confiance d'un vétéran qui filtrait à travers ses propos, mais Diane savait qu'il ne s'agissait en réalité que de l'assurance d'un idiot destinée à apaiser sa peine.

Artémis ne savait pas se battre. La seule arme qu'il savait manier était un fusil pour chasser le sanglier. Quelle bienheureuse personne croirait à sa survie une fois propulsé dans le ciel à bord d'un avion de chasse dont il aurait appris les commandes trois jours auparavant ?

— Je ne pleure pas, rétorqua-t-elle d'une manière peu convaincante.

Elle renifla, serra les poings et tendit ses épaules, mais ne parvint à se retenir de verser d'autres larmes que l'espace de quelques secondes.

Artémis sourit, mais cette grimace trahissait sa peine. Lui non plus n'avait pas envie de marcher la tête haute vers un avenir condamné. Il devait savoir qu'il s'agissait d'un aller sans retour, et que c'était sûrement la dernière fois qu'il pourrait admirer Diane, lui parler, la serrer fort tout contre lui.

C'est pourquoi il ne perdit pas de temps à l'encercler de ses bras. Elle vint loger sa petite tête blonde contre le creux de son cou, et ce fut le déclencheur pour que ses larmes reprennent de plus belle leur course effrénée. Son corps trembla, secoué par ses sanglots.

Pourquoi devaient-ils vivre ça ? Ils étaient deux pauvres personnes qui vivaient de leur dur labeur, à élever du bétail et cultiver leurs champs. En quoi devaient-ils être concernés par la mauvaise politique de leur pays ? Pourquoi devaient-ils subir cette désolation, ressentir cette tristesse, observer l'anéantissement de leur vie auparavant si tranquille ?

C'était injuste.

— Je t'en prie, reviens en vie. Je n'ai plus que toi.

Ses lamentations étaient difficilement compréhensibles, mais Artémis parvenait à les décrypter sans problème. Ce n'était pas pour rien qu'il clamait à qui voulait bien l'entendre qu'ils se connaissaient mieux que personne.

C'était aussi parce qu'ils savaient tout l'un de l'autre que Diane sut, quand il ne répondit pas à sa prière implorante, qu'il ne croyait pas lui-même en sa propre survie.

Ses petits doigts tremblants s'agrippèrent à son uniforme, espérant peut-être qu'en se raccrochant à lui de la sorte, elle insinuerait la clémence dans le cœur des hauts-gradés surveillant d'un œil placide les déchirants adieux qu'effectuaient leurs nouvelles recrues avec leurs proches survivants.

Mais c'était peine perdue.

Le clairon retentit. Il était l'heure. L'heure des adieux et de la solitude tout à la fois.

Diane refusa de le lâcher. Il était tout ce qui lui restait. Sa seule attache dans ce monde cruel à l'état de cendres. Quand ses doigts relâcheraient sa chemise kaki, elle savait que ce serait la fin.

— Diane, soupira-t-il. Tu te souviens de cette comptine, qu'on nous chantait quand on était enfant, qui parlait de la petite étoile tombée du ciel qui cherche à retourner auprès des siens ?

Il la prit doucement par les épaules pour l'écarter de lui, et elle sentit le tissu de sa chemise lui glisser entre les doigts. La panique commença à monter en elle le temps que la réalisation du moment s'impose à elle. Devant elle, Artémis pleurait également. Il colla son front au sien, et lui délivra ses dernières paroles.

— Je suis comme cette petite étoile. Je vais retourner au Ciel, et de là-haut, je vais veiller sur toi. N'oublie pas que je serai toujours à tes côtés, et quand les temps seront durs, quand tu te sentiras seule, tu pourras lever les yeux vers le ciel étoilé pour te souvenir de ma présence. Je t'aime, Diane.

Avec un dernier coup de clairon, sa dernière famille s'en alla sous ses yeux vers un avenir dont il ne fera plus partie.

[04 fév. 2024 – ~980 mots]

NDA : Le but de cette histoire courte était de dépeindre la relation entre 2 personnages sans expressément divulgueur leur lien. 

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