Estée ~
Ils m'ont déposé là, devant une grande maison. Ils m'ont donné trois clés. La première pour la porte d'entrée, la deuxième pour ma chambre et la troisième pour le grenier.
Avant de partir mon père m'a donné une accolade, j'ai aussi vu Thalie hésiter à imiter son geste. Je suis contente qu'elle n'ait rien fait. Notre relation n'a pas évolué à ce point-là.
Par ailleurs, je ne sais pas vraiment que penser de mon comportement d'hier soir envers elle, ça ne me ressemble pas.
Une fois la certitude du départ de la voiture montée à mon cerveau, je me dirige vers la porte, sors la clé qui m'a été désignée plus tôt comme celle qui ouvrirait l'entrée.
Le début.
Le putain de début.Je ne m'attarde pas à visiter. Je cours à l'étage, on m'a dit que je reconnaitrais ma chambre quand j'y verrai mes valises. Une à une, j'ouvre chaque porte du premier étage.
Le quatrième essai est le bon : j'aperçois mes valises et mes sacs posés à côté de ce qui semble être mon nouveau lit.
J'entre dans la pièce un peu sombre. J'ouvre les stores et la fenêtre puis j'étudie l'endroit des yeux.
Sa chambre est banale. Aucune décoration particulière...
Je me souviens avoir pensé ça de la chambre de Thalie quand j'y étais entrée. Ici, c'est pire, pire que banal, c'est sans vie.
Mort.
C'est lui alors... Je soupire doucement. Le karma... Puis rigole un peu, seule.
Je me tourne vers le miroir, j'y croise mon regard vide qui accompagne lui-même mes cernes. J'ai cette pensée qui me torture en ce moment, j'ai cette pensée qui me tue à petit feu, j'ai cette pensée qui me fait me sentir... moche.
Quand on me dit que je suis belle, je réponds que je le sais déjà.
Je ne sais plus si je crois mes propres mots quand je vois mon reflet ce matin.
Je pense chaque mot de ma bouche avant même de le formuler, car je le pense avec mon âme.
Je ne sais plus si je crois mon âme quand je m'entends penser.
Je trouve mes joues trop rondes, au final. J'ai l'impression que mes yeux ne sont pas si bien que ça : ils n'ont pas la même taille et leur couleur n'a rien d'original. Mon nez est trop petit, ma peau est sûrement grasse et mes sourcils sont beaucoup trop poilus. Pourquoi n'avais-je pas remarqué ça plus tôt ?
Mes yeux se remplissent et ma vue se brouille. Mes larmes coulent et mes sanglots ne font aucun bruit. Je me sens seule, si seule.
Mes épaules tremblent et je détourne le regard de mon reflet. Je ne me supporte plus. Je me sens sur le point de craquer, mais c'est trop tôt, beaucoup trop tôt.Je prends une trousse à maquillage et une longue robe de midi, bleu ciel aux coutures de dentelle. Je m'enferme dans la salle de bain. Je lave mon visage avec du savon au parfum de lavande. Je frotte et frotte encore, l'eau continue de couler sans que je l'utilise. Je frotte, je lave, je rince, je frotte encore, de plus en plus fort.
Quand je recroise mon regard, je trouve mon visage rougi par mes propres mains. Je voudrais le briser, ce reflet. Il me fixe l'air apeuré, perdu. Est-ce l'image que je renvoie ?
J'ai peur, je suis perdue.
Je crois que j'ai gâché ma vie. Non, je crois que mon père a gâché ma vie. Du moins, il a essayé. Je pourrais lui montrer que j'arriverai à être heureuse, que je pourrai sourire même s'il donnerait tout son or pour me voir mourir. Mais je suis lasse, si lasse.
J'ai toujours donné mon maximum pour sauter par-dessus les barrières que mon père me proposait. Je crois bien avoir épuisé mes réserves. Je suis lasse, mon âme est lasse, mon esprit est las, tout ce que je suis est las de devoir prouver que je suis capable de vivre sans fermer les yeux, en affrontant chaque obstacle face à face. Sans peur.
Je sors de la salle de bain, apprêtée. J'ai envie de prendre l'air, de marcher sans regarder derrière. Le temps est parfait pour sortir. J'ouvre la porte de chambre et tombe nez à nez avec une domestique qui était sur le point d'annoncer sa présence.
J'attends quelques secondes qu'elle daigne parler, en vain.
- Je peux vous aider ?
Elle bégaie quelques mots avant que je ne la coupe :
- Pourriez-vous parler plus fort et plus distinctement, s'il vous plaît ?
- Excusez-moi, je disais que vous étiez magnifique.Mon souffle se coupe. Les mots ne sortent pas aussi naturellement qu'à l'accoutumée, je ne sais pas quoi répondre.
- Je comptais sortir, ne me faîtes pas perdre plus de temps. Pourquoi êtes-vous venue ?
- Ah oui, pardon, se remémore-t-elle en secouant la tête. Votre mari est arrivé il y a peu. Il est directement monté dans sa chambre, lui aussi. Je me suis dit que vous auriez peut-être été heureuse de le savoir.Je ne suis pas sûre d'être heureuse de le savoir.
- Merci, la payé-je en retour. Quel est ton nom ?
- Gisèlde, madame. Je suis une des femmes de ménage.
- Très bien, Gisèlde. Je suis ravie. Peux-tu me dire quelle est la chambre de... d'Éryan, s'il te plaît ?Gisèlde me désigne une porte à l'autre bout du couloir. Je la remercie d'un bref signe de tête et la contourne.
J'avance doucement, attendant que la domestique s'en aille pour accélérer. Je sens mes os trembler dans ma chair. J'avais pour projet de sortir, de prendre l'air, de respirer. Là, je me sens étouffer dans mon propre souffle.
Mes pas font grincer le parquet sous mes pieds. Il faudrait le changer. Je remarque une minuscule toile d'araignée au plafond. Je demanderais à Gisèlde de s'en occuper.
Mes pas me font trembler de peur. Il faudrait que je me contrôle. Je remarque un pli sur ma robe. J'ai dû rêvé.
Je me stoppe net devant le bois qui me sépare de lui et comme le soir où j'ai sincèrement souri à Thalie, ma main se dirige toute seule. Je sens la matière froide sous mon poing, plusieurs fois.
La porte ne s'ouvre pas, aucun son ne semble sortir de la pièce, alors je réessaie.
Rien.
Il est peut-être sorti, lui aussi.
Une partie de moi veut partir, mais l'autre la retient en place, convaincu qu'il entend les coups à la porte.
Devrais-je parler ? Non, je ne saurai que dire... Je pose simplement ma main sur la porte et soupire.
Sans que je ne m'y attende vraiment, j'entends ma voix résonner dans mes oreilles :
- Je n'ai jamais... voulu être ici.
Je me surprends moi-même, c'est comme si c'était la première fois que j'entendais ma voix, mais je continue :
- Bois si toi oui.
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Je n'ai jamais fermé les yeux
Romance"Je n'ai jamais..." Ils sont mariés. Elle n'a jamais vu son visage ni entendu le son de sa voix. Ils échangent des mots à travers le bois de la chambre et apprennent à se connaitre en se confiant chaque chose qu'il n'ont jamais faites. Malgré tout...