PROLOGUE

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Une clôture industrielle séparait leurs deux mondes. D'un côté, un endroit utopique, de l'autre, une dystopie. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, ainsi que l'histoire que je m'apprête à vous raconter, il faut faire un léger saut dans le passé de quelques années.

Notre récit commence en décembre 1963, il y a exactement 60 ans. C'était un hiver glacial, comme la ville n'en avait pas connu depuis des décennies. Les voitures ne fonctionnaient plus, le bois pour les cheminées commençait à se faire rare, et le désarroi se lisait sur les visages des habitants, comme si cet hiver annonçait un terrible événement. Le vent froid caressait sans relâche les visages, rappelant à chaque instant que cette période serait difficile pour tous.

À l'entrée de la ville, un vieux panneau en bois, installé en 1957 lorsque la ville accueillit ses premiers habitants, affichait en grandes lettres italique : « Bienvenue à Tonya's Town ». Comment ce panneau aurait-il pu devenir un présage de malheur ? Qui aurait pu prévoir la catastrophe qui allait transformer cet endroit utopique en... quelque chose d'autre ? Personne n'aurait pu anticiper l'accident qui allait sceller un avenir désastreux pour une grande partie de la population.

Il était 19h33 lorsque deux adolescents travaillaient sur un TP de chimie dans une salle privatisée pour l'occasion, à Tonya's School.

La salle était relativement spacieuse, avec des murs peints en couleurs claires pour maximiser la luminosité. De larges fenêtres laissaient entrer la lumière naturelle, mais ce soir-là, celles-ci avaient été fermées par les stores. Au centre de la salle, on pouvait retrouver plusieurs grandes tables de travail, dotées de matériaux résistants comme le bois laminé ou le métal. Sur le mur du fond de la salle, on trouvait un grand tableau blanc, accompagné d'un tableau périodique des éléments, fixé à l'avant de la classe, face aux élèves.

C'est dans cette salle aux murs de carrelage blanc, aujourd'hui abandonnée, qu'ils déclenchèrent l'incident malheureux. Le professeur avait hésité avant de laisser sa classe ouverte, mais les élèves semblaient si désireux de réviser qu'il n'avait pu se résoudre à refuser, de peur de paraître trop sévère et de ternir sa réputation de bon enseignant. Ces élèves, en dernière année, n'étaient pas particulièrement studieux, alors ils avaient décidé de réviser un soir après les cours pour préparer leur contrôle du lendemain.

Pendant que l'un vérifiait les quantités à ajouter, prenant soin de ne pas faire d'erreur, l'autre choisissait les bons « ingrédients » pour obtenir la meilleure préparation. Par malheur, le plus âgé des garçons, chargé de sélectionner les composants, se trompa accidentellement et commis l'irréparable erreur. Comment auraient-ils pu savoir que mélanger de l'amiante avec du cyanure créerait un gaz si toxique que rien ne serait plus jamais comme avant, alors qu'ils passaient leurs heures de chimie à dormir ? Il avait bien essayé de lire le protocole et d'écouter les conseils, mais malgré tout, il s'était trompé.

C'est ainsi qu'un gaz aussi gris que le ciel à cet instant précis se propagea dans l'air de notre petite ville. Il enveloppa les immeubles et les maisons avant de s'arrêter net, après avoir envahi exactement la moitié de la ville. Son arrêt fut si soudain qu'encore aujourd'hui, on peut voir la différence de couleur entre le béton intact et celui qui a été touché. Certaines personnes ont cherché à comprendre pourquoi le gaz s'était arrêté aussi brusquement, mais elles n'ont jamais trouvé de réponse.

C'est ainsi qu'une partie des habitants contracta le « virus » et fut exclue de la société, condamnée à vivre dans un endroit affreux, à côté d'un quartier parfait. Un endroit qui ne promettait rien de bon. Un endroit gris, noir, sombre. Le gaz avait provoqué en eux des changements qu'aucun médecin ni scientifique renommé n'a pu expliquer. Bien pire qu'une grave maladie, ils étaient devenus ce dont tout le monde avait peur : des êtres capables de créer un malaise en un simple regard, sans le vouloir. Des enfants rejetés par ceux qui n'avaient pas été touchés. Et des familles brisées après l'accident.

Après l'incident, toute personne ayant respiré le gaz avait développé un don. Certains avaient acquis toutes les connaissances du monde, d'autres pouvaient courir plus vite que la normale, et puis il y avait ceux qui n'avaient pas eu de « chance », ceux qui avaient reçu des dons plus dangereux que les autres. Ceux qui auraient préféré pouvoir parler toutes les langues comme tant d'autres.

Pour protéger les personnes non touchées, la ville fit construire une clôture en métal assez grande pour séparer les « monstres » des humains. Cette clôture fut électrifiée dans les années qui suivirent l'incident, puis, après une tentative d'évasion de la part de l'un des « monstres », du barbelé tranchant fut ajouté en haut de la barrière.

Le côté parfait était coloré. Peu importe l'époque, les styles vestimentaires ne changeaient pas de couleurs. Jamais personne ne portait de vêtements foncés, même pas pour un enterrement. Tout le monde souriait et riait. Bien sûr, personne n'était rejeté et le harcèlement n'existait pas. Les familles étaient évidemment assez aisées pour avoir des maisons toutes aussi grandes que les autres, avec d'énormes jardins. Chaque maison, chaque famille se ressemblait. L'école de la ville était l'une des meilleures de l'État. Avec un taux de réussite de 100 % à l'examen final, tout le monde rêvait d'y entrer, et bien sûr, comme tout le monde était parfait dans ce quartier, tous les adolescents y suivaient des cours.

Si quelqu'un s'approchait un peu trop près de la barrière et se faisait remarquer, il était condamné à nettoyer les ordures du quartier. C'est pour cette raison que, la plupart du temps, les parents des jeunes adolescents interdisaient strictement à leurs enfants de parler avec les éboueurs, un métier mal vu par les gens de cette partie de la ville. Et si la personne fautive réitérait son erreur, elle était jetée de l'autre côté, et qui sait ce qu'elle devenait. Personne, ou presque, ne voulait savoir comment se passait la vie de l'autre côté de la barrière.

C'est ainsi que j'en viens à vous décrire l'atrocité du quartier se trouvant du mauvais côté de la barrière. Enfin... l'atrocité... c'est ce que pensaient les habitants du bon côté ; car pour les damnés, leur vie était peut-être pitoyable comparée à celle du quartier sud, mais elle n'était pas déplorable pour autant. Certes, leurs pouvoirs n'étaient plus utilisables de leur côté, mais cela ne les avait pas empêchés de créer, au fil des années, une petite école modeste et de nombreux commerces pauvres, remplis de nourriture récupérée et de restes de l'autre côté.

On disait que, même si le ciel était gris la plupart de l'année, voire noir pendant les périodes hivernales, certaines personnes parvenaient à garder le sourire, et les plus forts avaient même la chance d'utiliser leurs pouvoirs. Ils étaient les plus forts, et même si leurs dons n'étaient pas optimaux, ils parvenaient tout de même à réaliser de petits tours de passe-passe. Parmi eux, il y avait ce garçon aux cheveux noirs, dont les yeux étaient de la même couleur. Ses yeux étaient profonds et mystérieux. Leur teinte sombre donnait parfois l'impression d'une profondeur infinie, comme s'ils cachaient des secrets ou des émotions complexes. Son prénom, Isaac.

The Torn pagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant