Pianissimo

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— Lâ genêse ?
— Exactement, Clayton, confirme Laly. La genèse nous apprend que c'est la musique originelle qui fait tourner notre galaxie depuis des millénaires.
— Cômme un dîsque ?
— C'est ça. Elle donne la cadence de l'univers, ses vibrations à notre planète, et par écho, le rythme de notre quotidien.
— Ět le Chěf d'orchěstre, il sěrt à quoi ?

On parle de moi ?

— Bonne question, Nathalie. Qui peut répondre ? Anastasia.
{ C'est lui qui maintient l'équilibre entre toutes les notes et veille à ce que le tempo soit respecté. }
— Bravo !

C'est très rare, de nos jours, que l'on mentionne mon nom. Je fais partie de ces choses que l'on oublie. Apparemment si peu essentiel qu'il n'est pas utile de se souvenir de lui.
Cette jeune femme m'intrigue.

Laly est fière de ses élèves. La professeure de musicologie intervient dans les classes de tous niveaux pour sensibiliser les générations futures aux traditions perdues, mais ce sont de loin les primaires qui montrent le plus d'intérêt pour leur histoire. Elle narre les légendes qui la passionnent, sa ferveur nourrie par des dizaines d’yeux ébahis, lorsqu'un vertige étrange s'empare d'elle. Presque imperceptible. Aussi insignifiant qu'un grain de sable dans un désert aride. Elle noie ce trouble dans une gorgée d'eau puis reprend son laïus :
— Tout organisme est composé d'une radio interne qui reçoit et émet en continu des fréquences sonores. Si la mélodie initiale est universelle, chaque être vivant possède sa propre sensibilité aux vibrations et le traduit différemment en fonction de la réaction de ses cellules.

Contrairement à ses pairs qui optent tous, désormais, pour l'enseignement à distance, Laly tient à maintenir ce contact avec le public. Selon elle, il est important de tisser de vrais liens avec son auditoire, chose impossible avec un hologramme ou par écran interposé. Rien ne vaut l'humain face à l'humain pour en saisir toutes les nuances !

Je suis bien d'accord avec elle. Elle me plaît, cette femme.

— Ainsi, continue-t-elle, une oreille aguerrie peut percevoir quel instrument résonne en chacun simplement en écoutant ses propres variations, et avec un peu de pratique, il est même possible d’entendre la musique originelle.

C'est exact. Néanmoins, plus personne n'est capable d'une telle prouesse. La preuve, juste en levant mon petit doigt.

Cette fois, c'est un son strident qui interrompt Laly, mais devant l'absence de réaction de l'assemblée, elle le relie à un simple acouphène.

Serait-il possible que… ?

— Voûs sâvez faîre çâ, madâme ? demande à nouveau Clayton, féru de questions. Ôn est quoî, noûs ?
— Par exemple, Anastasia chante comme une flûte traversière. Chez Nathalie, j'entends clairement le saxophone. Quant à toi, tu es un alto, mais bientôt, tu mueras en un splendide violoncelle.

Les enfants rient de s'imaginer en instrument de musique, cherchant à deviner celui de leurs camarades, mais cette dissonance qui perturbe la ritournelle interne de Laly depuis quelques minutes ne cesse de se propager dans ses chairs. La fièvre la gagne.

— Voûs êtes quoî, voûs ?

Feignant ne rien ressentir d'anormal, l'enseignante sourit. La pulpe de ses doigts effleure avec délicatesse les cordes de ses longs cheveux dorés et se tourne une dernière fois vers Clayton :
— N'est-ce pas évident ?

Les enfants haussent les épaules. Certains tentent le piano ou la mandoline, mais Laly rejette toutes les propositions puis finit par se dévoiler :
— Une harpe, voyons !

Laly profite des applaudissements pour mettre fin à son cours. Elle s'échappe au plus vite de l'amphithéâtre, pressée de retrouver l'air frais. À l'extérieur, elle respire enfin, seulement, il lui semble que quelque chose sonne faux.
Chaque chose est pourtant à sa place dans sa bulle de perfection. Les élèves déambulent dans une insouciante harmonie sur le campus, les véhicules électriques circulent à une cadence militaire le long de l'avenue principale, même la nature artificielle reprenant chaque jour la même rengaine ne souffre pas d'un quelconque changement.
Hélas ! Son malaise ne fait que croître à mesure qu'elle progresse vers l'hôpital universitaire.

— Sans doute un virus, se répète-t-elle, pour se donner la force d'avancer.

Son esprit, d'ordinaire aussi fin et vif que le son virginal qui s'échappe des notes de l'instrument, son timbre radieux qui l’imite dans ses envolées lyriques, n'ont plus rien d'une harpe à la mélodie entraînante. Ses pas sautillants la feraient virevolter dans le parc qu'elle traverse, connectés à la moindre modulation, pourtant, elle n'a pas l'âme dansante. Son corps désaccordé se déplace lourdement. D'une lenteur sans précédent, le trajet prend l'allure d'un chemin de croix.

— Sans doute un virus, fredonne-t-elle inlassablement, tandis que les contours du bâtiment d'un blanc étincelant se dessinent dans un ciel sans nuages.

Du fond de ma grotte, j'observe Laly avec attention et son état me surprend de plus en plus. Serait-ce celle que j'attendais ? Je dois en avoir le cœur net.

* Intervalle diminué *

Soudain, Laly se fige.
Elle tend l'oreille, ignorant le mal lancinant qui s'y propage, et se concentre pour effacer les bruits parasites des passants.
Niant d'abord la réalité, elle finit par se résoudre à l'évidence : le rythme qui pulse en elle semble différent. Les faits sont là. Plus elle écoute chanter la ville, plus elle en ressent les discordances. Aucun désaccord, chaque note sonne toujours aussi juste, seulement, le tempo est un quart de temps plus rapide.

— C'est impossible !

Elle tente de sortir de la mélasse dans laquelle elle s'enfonce et accélère en direction de l'hôpital, espérant y trouver quelques réponses. Ses jambes tremblantes lui permettent à peine de la porter jusqu'à destination, sa respiration devient laborieuse. Plus la cité s'agite autour d'elle, plus la musique qui l'anime aspire son air.

Elle parvient enfin dans le hall résonnant du bâtiment d'études en médecine. Ici, chaque interne a sa spécialité, elle trouvera forcément une réponse à son mal.
À l'intérieur, l’écho se répercutant contre les murs agresse de plus belle ses tympans. Bien que l'ambiance générale soit animée, personne ne semble perturbé par cet acouphène qui s'infiltre comme une aiguille dans son cerveau.

* Renversement de tierce *

Un cri aigu incontrôlé s'échappe de sa gorge tandis qu'elle plaque ses mains contre ses tempes pour soulager la pression soudaine dans sa boîte crânienne. Elle tombe à genoux, foudroyée par la douleur atroce qui agite ses cellules.

C'est donc bien elle.

Les apprentis médecins affluent, intrigués par cette nouvelle patiente.

* Soupir *

Laly peine à trouver son souffle. Sa poitrine se comprime. Son chœur n'est plus au diapason.
Stupeur dans la foule. Les questions fusent, mais elle ne les comprend pas.

* Unisson *

Une gigue de personnes multiplie désormais les interventions autour de son corps tremblant qui lutte contre un mal invisible.
Laly résiste pour ne pas perdre connaissance, mais sa conscience s'éloigne.

* Altération *

Sa vision s'obscurcit, son ouïe s'éteint, puis deux bras puissants la soulèvent.
Elle lâche prise. Plus rien.

* Silence *

Ritournelle de l'univers (En la mineur)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant