Interlude

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Le campus est désert.
Tous les habitants de la cité ont respecté le couvre-feu et Solédo est désormais silencieuse. À l'abri de leurs maisons intelligentes, ils ne peuvent que constater, en temps réel sur grand écran, les ravages de leur inconscience. Attendre que la mort arrive en trois dimensions. L'évolution technologique a déconnecté les humains de leur vraie nature, et aujourd'hui, toutes ces avancées ne leur sont plus d'aucune utilité. Aucun de ces outils ne les sauvera.
Un froid pesant s'insinue dans les chairs de Laly.

À l'hôpital, Paulin et Robin empruntent chacun une trousse de soins et un nécessaire de survie. Laly prend soudain la mesure du danger qui les guette et craint que leur jeunesse s'éteigne ainsi.

— J'irai sans vous, c'est plus sûr, clame-t-elle, forte de sa décision.

Les jumeaux sont pantois :
< Tu n'es pas sérieuse ?
> Tu n'auras jamais victoire seule, sur cette mission périlleuse.
— Si tant est que le Chef d'orchestre existe, que la carte indique réellement l'emplacement de sa demeure, que nous arrivons tous en vie devant sa porte, qu'il accepte de l'ouvrir, de nous écouter et que nous parvenons à le convaincre, ce qui fait, vous en conviendrez, déjà beaucoup d'inconnues à l'équation, le risque est trop grand pour que l'on s'en sorte sain et sauf. Je ne veux pas que vous vous sacrifiiez ainsi. 
< Pourquoi parles-tu de mathématiques ?
> Il s'agit là de musique.
— Vous avez la vie devant vous. Vous n'êtes encore que des enfants.
< Tu nous prends pour des bébés ?
> Nous sommes majeurs et vaccinés !
— Si tu crois que nous avons peur de mourir, tu te trompes. C'est l'univers qui est en cause, ose ! Nous n'abandonnerons pas cette mission. L'enjeu est trop précieux, cieux ! Nous irons, avec ou sans toi, ah !
> Pour réussir, il faut s'unir.
< Qui peut prédire ce que nous réserve l'avenir ?

Laly ne sait sur quel pied danser. Depuis des siècles, l'humanité s'est enfermée dans un solo égoïste, ne pensant qu'à faire pencher la balance en la défaveur des autres. Elle a grandi dans ce monde où l'individualité prime, sans jamais y trouver sa place. Personne ne l'entend, personne ne l'écoute.
Pour la première fois de sa vie, elle se sent appartenir à un groupe. Le trio face à elle semble jouer de concert et elle n'en a perçu aucune fausse note. Serait-il vraiment de bonne composition ? Quel est ce clan qui affirme se soutenir suffisamment pour avoir le courage de braver le danger, là où n'importe qui attendrait, pétrifié sous sa couette ? Elle doute de mériter sa place parmi eux. A-t-elle les épaules pour assumer cette amitié ? Aussi, le temps presse. D'après le basson, l'interlude ne durera pas. Il faut prendre une décision.
La témérité de ses nouveaux compagnons résonne le long de son échine et fait écho dans chacun de ses atomes. Laly s'enhardit :
— D'accord. Nous irons ensemble.

*

Cassy, la seule compétente en cartographie, ouvre la marche d'un pas décidé. Le père Basson n'est pas du voyage, trop vieux pour une pareille épopée, mais il a tenu à participer en confiant à son élève un parchemin antique des zones à traverser que la jeune femme brandit en trophée :
— Bon ! C'est par ici, si !

Si les grandes villes comme Solédo, bâties sur les centres vibratoires importants, offrent toute la technologie nécessaire au confort de ses habitants, une fois ses frontières passées, c'est un autre décor qui se présente aux amis. Le soleil brille toujours de sa géante rouge dans un ciel violacé, mais les immeubles de verre fumé ont brutalement fait place à une rocaille brunâtre où rien ne pousse. Un désert apocalyptique s'impose lourdement sur leurs épaules tandis qu'ils s'aventurent vers l'inconnu.
Bien que Cassy leur ait assuré qu'ils ne risquaient rien dans le No man's land, le doute persiste et l'appréhension coule dans les veines de Laly. Elle n'est jamais sortie de la cité qui l'a vue naître et cette ambiance macabre engourdit ses sens.

Elle suit prudemment ses nouveaux amis dans un mutisme plus pesant que les rochers qui jonchent la route jusqu'à la forêt. Plus aucune mélodie ne bourdonne à ses oreilles. Jusqu’à ses plus lointains souvenirs, elle n'a jamais ressenti une telle sensation de vide. Un silence qui enserre sa poitrine dans un étau. Un silence autant oppressant que la mort elle-même. Ses tympans sifflent du néant qui s'étale devant eux d’un acouphène des plus angoissants.
Les compagnons progressent aussi aphasiques que la plaine, jusqu'à ce que la cime des arbres se dessine, et qu'à l'orée du bois, un grondement presque imperceptible remonte du centre de la Terre. Laly se fige pour prêter attention à l’écho. Le groupe l’imite et l'interroge du regard tandis qu'elle les ignore et ferme les paupières pour mieux écouter les vibrations. Plongeant au plus profond de son for intérieur, elle se connecte avec chaque particule de son atmosphère.
Un son craintif lui parvient. Pour la première fois depuis plusieurs heures, elle reçoit avec soulagement les ondes musicales qui lui manquaient tant. Comme une renaissance, les notes retentissent timidement dans ses entrailles et activent à nouveau ses sens. Elle murmure, de peur que l'air s'envole :
— Vous entendez ?

Elle avance d'un pas. Une basse étouffée donne le rythme.
Un deuxième. Des chœurs claironnent timidement.
Un troisième. La sourdine se libère et Laly découvre alors le spectacle qui se joue devant elle. Les chênes s'agitent en la mineur dans un cantabile envoûtant. Les branches chantent un mouvement lancinant, les feuilles fredonnent en philharmonie. Une symphonie d'une pureté si parfaite que son ouïe exceptionnelle n'aurait jamais pu imaginer tant elle s'approche du divin. La beauté de l'instant la saisit. Une larme s'échappe de ses cils.

À Solédo, la végétation n'est qu'artifice. Chaque graine génétiquement modifiée est cultivée en serre, chaque plante ensuite parsemée dans la ville dans un ordre précis de couleur, de forme ou de taille. Leur musique est robotisée, leur chant, sans âme. Ici, la nature luxuriante d'une flore jamais observée par la jeune femme s'étend dans une apparente anarchie, mais lorsqu'elle y regarde de plus près, Laly remarque que ce semblant de chaos n'est destiné qu'à amplifier l'unité de cette chorale sauvage. Le moindre brin d'herbe y a sa place, le plus petit bourgeon, son utilité.

< Que devrait-on entendre ? s'étonne Paulin.
> Il te faut nous l’apprendre, s'enquiert Robin.
— Je commence à comprendre. La ritournelle a repris, l'interlude est fini, ni !
— Oui, confirme Laly. La musique joue de nouveau, mais je n'ai jamais assisté à pareille magie.
< Si l'entracte est terminée, est-ce le signe que la tempête arrive ?
> Avançons avant que le climat ne dérive.
— Pour l'instant, l'air est léger et insouciant. Ça ne sera pas le même refrain lorsque la météo changera.
— La carte de Basson indique que nous pénétrons dans la forêt chantée, té ! Les vibrations sont sûrement plus puissantes qu'en ville, ici. C'est pour cela que tu les perçois, soit ! Tant que cela n'empire pas, il nous reste un peu de temps, tant !

Robin prend le commandement de la troupe sous l'œil impressionné de Cassy. Laly, en retrait, observe le duo se rapprocher sous l'atmosphère bucolique du sous-bois, et à la lueur du soleil couchant, les premières notes de l'amour lui parviennent. Accentuée par les chœurs de la forêt, leur timide mélopée de cordes et de percussions s'accorde parfaitement.
Cette paisible sérénade semble contagieuse, puisque Paulin se colle près d'elle et frôle sa main. La chaleur du jeune homme sur sa peau lui déclenche un frisson. La sensation n'est ni attractive ni repoussante, cependant, ce sentiment de bien-être lui est agréable. Elle ne cherche pas l'amour, encore moins avec un étudiant, et le geste du garçon n'est que réconfort innocent, mais c'est exactement ce dont elle a besoin en cet instant. Du soutien.

< Tu as peur, Laly ?

Elle réfléchit. L'angoisse qui la tenaillait ce matin a disparu depuis un moment.

— Plus maintenant.
< Tu n'as jamais eu d'amis ?
— Pourquoi tant de questionnements ?
< Cela t'ennuie ?
— Pas vraiment.
< Pas vraiment que je t'ennuie ou pas vraiment d'amis ?
— Les deux… jusqu'à présent.

Ils se sourient, forts de cette complicité naissante, lorsqu'un grondement retentit au cœur de la jungle, suivi d’une envolée d'oiseaux étranges.

Ils ne pensaient tout de même pas que ce serait si simple ! Voyons un peu de quoi ils sont capables.

Ritournelle de l'univers (En la mineur)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant