Chapitre 1: Le fleuriste (2/2)

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Ses cernes avaient la couleur des campanules qu'il était en train de rempoter. Un mauve tendre tirant sur le bleu, c'était joli. Lysandre n'avait jamais trouvé laides les traces de fatigue, pas plus d'ailleurs que les traces du temps. Pour lui elles n'étaient que des rappels que l'on était vivant. En vie, vulnérable, en chemin vers la mort. Ce n'était pas triste, ce n'était pas non plus une fatalité ; il s'agissait de la réalité. Il n'avait pas peur de s'éteindre. Quand on craint la mort on a tendance à être effrayé par la vie. Cependant bien qu'il n'ait pas peur de la mort il n'aimait pas y penser pour autant. Lui ne craignait pour l'instant qu'une chose et c'était de rater la pause de midi à cause de l'affluence surprenante de trop nombreux clients.

S'il était honnête ça ne l'était pas vraiment, « surprenant ». On était en période de Toussaint. Il encaissa la jeune femme qui avait pris une jolie composition de roses et fleurs des champs. Lysandre n'était pas plus curieux qu'un caillou... Mais la demoiselle devait vouloir bavarder.

- Ce bouquet est un bon choix, pas vrai ? Il est très beau. Et pas trop féminin, c'est bien.


- Il n'y a pas de bouquets selon les genres. Vous auriez pu vous contenter de dire que c'est un beau bouquet.


- Il est magnifique, je suis bien d'accord ! Il sera parfait pour lui.

Lysandre n'avait aucune envie de répondre, il ignora donc l'ouverture à la conversation et lui tendit délicatement les fleurs.

- Oh bien sûr, vous devez vous sentir attristé. Vous vous trompez, elles ne sont pas pour un parent décédé.

Ça, il eut pu s'en douter. Elle souriait beaucoup trop pour être en deuil. Elle n'était pas méchante, bien qu'elle soit à la limite de l'incorrection. Lysandre ne l'appréciait pas.

- Vous m'en voyez soulagé.


- C'est pour mon fiancé. Il n'aime pas les fleurs... Mais il vient d'obtenir son diplôme, je dois le féliciter ! Il est parfait, intelligent, beau...

Elle dût réaliser qu'elle s'égarait, si on considérait qu'elle fusse auparavant sur le droit chemin, et une mielleuse politesse remplaça son flot de paroles.

- Et vous ? Quelles fleurs offrez-vous à votre bien aimée ? Elle doit être gâtée, avec un copain fleuriste...


- Je n'offre pas de fleurs. C'est éphémère et personne ne les garde longtemps. Un peu comme les relations amoureuses. Si j'étais vous je lui aurais offert des chocolats, il aurait au moins pu en profiter.

Elle sembla outrée, et attrapa hargneusement ; ce fut la seule qualification que Lysandre lui trouva ; le bouquet avant de franchir les portes en lâchant un :

- Je ne vous souhaite pas une bonne journée.

Lysandre n'en avait cure. Sa journée était déjà mauvaise. Lui qui était d'un naturel si tranquille, elle avait réussi à réveiller sa colère. Encore une fois il ne comprenait pas : il n'avait aucune raison d'être si amer. Il décida de mettre ça sur le compte de la fatigue, il était humain jusqu'à preuve du contraire. Les choses n'allèrent pas en s'améliorant puisque comme il le redoutait il ne put se permettre de pause déjeuner. Le patron n'était pas encore de retour et il ne pouvait s'absenter ne serait-ce qu'une minute ou deux.

Finalement le flot de clients se tarit, à son plus grand soulagement. Il se laissa tomber sur sa chaise de paille et le dossier craqua : un jour il finirait par la briser. Il ferma les yeux pour se reposer la pupille. Le visage soigneusement maquillé de la jeune fille de la matinée lui revint en tête. Elle était une beauté, nul n'eut pu le nier et il s'en voulait presque d'avoir été désagréable.

- Excusez-moi ?

Lysandre rouvrit les paupières en remontant ses lunettes rondes sur son nez.

- Bonjour, vous désirez ?

Revenu dans son rôle de parfait employé il avait revêtu son faux sourire et il le perdit bien vite : c'était ce garçon, celui de la vitre.

- Oui euh... Je souhaitais vous ramener des fleurs...


- Je vous demande pardon ?

Lysandre avait à peine écouté la demande, c'était la raison de sa question. Le brun le comprit autrement.

- Je sais, personne ne vous a ramené de fleurs auparavant, pas vrai ? Je ne veux pas de remboursement... J'en ai pris soin, elles sont comme neuve et je ne vais pas les garder. Il serait bien mieux qu'elle fasse le bonheur d'un autre.


- Nous ne reprenons pas les bouquets. Si vous n'en voulez plus, offrez-le à quelqu'un dans la rue ?


- Je n'offre pas de fleurs. Elles meurent beaucoup trop rapidement.

Tiens ? Il connaissait ce discours. Lysandre papillonna des cils et regarda avec plus d'attention les caractéristiques de son interlocuteur. Relativement grand, un visage qui gardait des traces de l'enfance, des yeux et cheveux sombres et une bouche boudeuse... Il devait être plus jeune que lui de quelques années. Et plus charmant aussi. Alors que Lysandre se souciait bien peu de son apparence il prit soudain conscience de ses mains sales et de son tee-shirt plein de terre. Il tourna honteusement la tête en gratouillant discrètement l'ourlet de sa manche.

- Rien ne dure. On peut juste profiter de l'instant. Mais les fleurs sont jolies, pour un moment.


- Vous les voulez ?


- Hein ?

Il le regardait très sérieusement, lui tendant le bouquet à bout de bras, en ayant pris soin de le garder à l'envers.

- Vous les voulez ? Je vous les offre.


- Il n'y a aucune raison à ce que vous me les donniez. J'en ai d'autres ici.


- Ce ne sont bien sûr pas du tout les mêmes ! Celles-ci, je vous les donne. Tant que vous n'avez pas accepté elles ne sont pas encore à vous.

Lysandre releva du bout des doigts la tête délicate d'une marguerite qui glissait du bouquet. Il le reconnaissait, c'était l'un de ceux qu'il avait vendu un peu plus tôt à la jeune fille. Le brun était-il donc le parfait fiancé ?

- N'avez-vous pas une personne à qui les apporter ? C'est contre notre règlement de reprendre les plantes.


En réalité il n'y avait nul règlement de la sorte, ni aucun règlement d'ailleurs. Lysandre ne voulait pas récupérer le bouquet. Le garçon approcha son autre main, Si subtilement qu'il n'eut pas le temps de l'éviter. Il porta la main à sa joue et les pétales velours de la marguerite chatouillèrent sa peau.


- Vous aviez l'air sombre. Maintenant vous semblez déjà plus lumineux.

Il reprit son bouquet et quitta la boutique. Lysandre garda la marguerite à son oreille jusqu'à la fin de son service. Et quand il sortit du travail, un bouquet de fleurs un peu défraîchi l'attendait sur le trottoir.



Sous la pluie Où les histoires vivent. Découvrez maintenant