La plus grande faiblesse des êtres humains, ce sont les sentiments. Tristesse, peur, amour... Compassion et pitié sont les plus destructeurs. Alors que son pyjama rayé dormait sans lui sous sa couette, il était encore dehors et pour couronner le tout voilà qu'il grêlait. Les glaçons fouettaient ses joues et lui piquaient les phalanges.
-On y est bientôt ! Vous voyez le restaurant là-bas ? On tourne à gauche et... Attendez... Voilà!
Lysandre aperçut effectivement un bâtiment d'environ vingt étages, tout en vitres et métal. On aurait dit un hôtel luxueux et tout neuf, il imaginait complètement le toit aménagé pour des cocktails dinatoires. Ils s'arrêtèrent devant une grande porte vitrée et le garçon abandonna le pot à Lysandre, qui crut sentir ses bras se briser, pour chercher ses clefs. Curiosité. C'était plutôt cela la plus grande faiblesse des Hommes. Il aurait pu refuser d'aider son client, sa journée était finie et il ne lui devait plus rien. Alors pourquoi...
-Je vous rassure, il y a un ascenseur.
Encore heureux. Lysandre ne répondit pas et son silence dura tout au long de leur ascension. Il paniquait. Non pas qu'il se sente en danger, au contraire d'ailleurs, mais il ne se reconnaissait pas dans ces initiatives qu'il prenait.
-Je vous le pose... ici ?
-Dans le salon, plutôt. J'allume la lumière.
Le fleuriste était un homme simple, qui enviait peu de choses. S'il avait été plus ambitieux, ou simplement plus commun, il serait mort de jalousie en voyant le séjour ; ou la cuisine à l'américaine ; ou l'immense écran plat...
-Vous habitez seul ici ?
-Non, j'ai volé les clefs à un monsieur en costume dans le métro. Mais ce gars avait oublié de mettre un peu de verdure. Ça sera parfait juste ici... Merveilleux.
Il avait raison. Les feuilles larges de l'arbuste caressaient le rideau de toile, les lumières de la ville se reflétaient sur leur surface brillante. La plante était le seul élément de couleur dans ce salon immaculé.
-Je me sens enfin chez moi. Merci.
-Avec un petit caoutchouc ? Avec tout ce que vous avez ici ?
-Je ne possède rien. Juste la chance d'être né dans la bonne famille.
La bonne famille... C'était très subjectif. Le garçon lui proposa à boire et n'attendit pas sa réponse, anticipant un refus en argumentant que la grêle tombait plus fort et que le plus prudent serait d'attendre une accalmie. Il releva ses manches pour laver deux tasses et Lysandre remarqua un tatouage sur son bras gauche. Une paire de ciseaux brisée en deux, très bien réalisée, pleine de petits détails. Il s'agissait là d'un très joli motif. Soudainement captivé Lysandre chercha à apercevoir son autre bras. Il n'y découvrit qu'un pansement serré qui s'enroulait autour de son poignet. Il tourna la tête par politesse, se sentant coupable pour quelque chose qu'il n'avait pas fait. Les anges aussi ont des imperfections...
La haine. La parole. L'intelligence. Les faiblesses de l'humanité ? Son client était humain. Il le réalisa comme une évidence, et faillit se frapper les joues. Subjugué par sa singularité il en avait oublié sa condition humaine. Il était, pour sa défense, facile de s'y tromper. Sa carrure sculptée au millimètre près, son œil intelligent, ses mèches ébouriffées parsemées de gouttelettes translucides, les veines couleur lavande sur ses avant- bras tendus... On eut pu croire à une statue de l'Antiquité, d'un dieu grec inconnu.
-Magnifique...
Exactement ce que Lysandre se disait. Mais il n'était pas celui qui avait parlé. Il sursauta au son de la voix de son hôte qui était habituellement plus énergétique. Avait- il lu dans ses pensées ?
-Pardon ?
-On dirait vraiment une fleur...
Lysandre était perdu. Parlait-il encore de son nouvel arbre ? C'était plutôt gratifiant de voir qu'un produit qu'il avait vendu rendait quelqu'un aussi heureux.
-Tu veux un sucre pour le thé ? Ha...
Il se mit à bafouiller, et s'excusa dans une exclamation, presque apeuré :
-Vous ! Vous voulez du sucre ?...
-Non merci, je vais juste prendre le thé.
Il avait vraiment l'air plus jeune. Lysandre ne considéra pas cela déplacé de lui demander son âge.
-Quel âge avez-vous ? Vous semblez plus jeune que moi, mais vous vivez une vie qui me semble être celle d'un adulte... Peut-être que le tutoiement serait plus adéquat ?
Le jeune homme sourit légèrement, et hocha négativement la tête avant de lui tendre sa tasse.
-J'ai dix-sept ans.
Il ne s'attendait pas à ce chiffre. Choqué, il avala de travers sa gorgée de thé brûlante et toussa dans son coude pour masquer le filet d'Earl Grey qui lui sortait par la narine droite.
-Vous allez bien ? Vous voulez un mouchoir ?
Dix-sept ans... Légalement, pas encore adulte. Avec un appartement pareil, et l'obtention récente d'un diplôme, il aurait plutôt pensé à la vingtaine... Mais comment savait-il que son charmant jeune hôte était diplômé ? Ça lui revenait. C'était sa fiancée qui le lui avait confié un jour où elle venait acheter des fleurs pour l'occasion.
-Vous êtes fiancé... et vous possédez un grand appartement au centre-ville. Bien des adultes rêveraient d'avoir ce que vous avez.
-Mais ce n'est pas votre cas, n'est-ce pas ? Comment savez-vous pour Camille ?
-Je l'ai croisée... Elle vous a offert des fleurs.
-Techniquement, c'est à vous qu'elle les a offertes. Je vous les ai rendues.
Il se souvenait donc de leur première conversation. Lysandre revoyait le visage symétrique de la jeune femme superficielle. Sa beauté classique s'assortissait parfaitement avec la présence angélique de son futur époux.
-Elle est plus âgée que vous.
-De deux ans. Nous nous sommes rencontrés à l'école. Nos parents font partie du même club...
Une espèce de club de riches, je n'ai jamais compris. Mais c'est une amie d'enfance d'une famille proche de la nôtre alors naturellement, quand je serai majeur...Il ne finit pas sa phrase. Son regard se perdit dans la pièce, comme pour échapper à ce à quoi il faisait face. De toute évidence il n'était pas emballé par son avenir tout dessiné. Lysandre eut un sentiment de satisfaction égoïste en le constatant, comme s'il souhaitait que leur histoire ne dure pas.
-Elle s'appelle Camille. Je connais donc le nom de votre fiancée mais pas le vôtre.
-Oh ! Il est vrai que désormais, après nos longues aventures, je pourrais vous confier un tel secret...
Lysandre leva les yeux au ciel mais tendit l'oreille :
-Je m'appelle Achilles. Ne riez pas, il s'agit du choix de mon grand-oncle. Ça aurait pu être pire, mon cousin se nomme Virgile.
Alors sa faiblesse, finalement, c'était son talon ?
-Ma faiblesse, ce sont les jolies fleurs.
Il avait pensé à haute voix. Les joues de nouveau écarlates il s'excusa dans sa barbe. Ce qui suivit acheva de colorer son visage gêné.
-Dites... Peut-on être amis ? Vous êtes une gentille personne, et j'aime votre conversation. Nous pourrions nous retrouver pour un café de temps à autres... Et je pourrais vous faire une liste des noms ridicules que nous portons dans la famille.
-Ils ne sont pas ridicules.
Il lui avait demandé d'être son ami. Les réminiscences de l'école primaire surgirent dans son esprit et il les chassa en secouant la tête. Ils avaient sept ans de différence. Autrement dit, Achilles n'était pas venu au monde quand lui entrait dans l'âge de raison. Pourtant raisonnable, il ne l'était apparemment pas, puisqu'il laissa le jeune homme taper son numéro dans son téléphone et s'envoyer à lui-même un message afin d'obtenir le sien. Une telle amitié faisait-elle sens ? En rentrant chez lui avec un parapluie bleu nuit emprunté à son « nouvel ami », Lysandre se fit la réflexion que sa voix éclatante lui manquait déjà.
VOUS LISEZ
Sous la pluie
Romansa(Autrefois une fanfic , qui est devenue mon précieux petit roman!) « Je crois bien que de toutes les fleurs toxiques, tu es la plus dangereuse... » TW: vocabulaire macabre / adultère/ self-harm/ mention de suicide... Lysandre aime les fleurs. Il n'a...