Chapitre 6

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-Si seulement j'avais une voiture ! Se plaignit Lise.

On est en train de marcher sur le bort de route. On revient du cinéma et j'ai eu la malheureuse idée de rentrer à pied. Maintenant, je n'ai plus qu'à supporter les plaintes de Lise sans rien dire.

-Tu veux qu'on parle ? Ça fera passer le temps, proposai-je.

-Ouais.J'ai encore mieux : on va jouer à qui a le plus de secret.

-J'ai jamais entendu parler de ce jeu.

-Normal,je viens de l'inventer ! Chacune notre tour on révèle l'un de nos secrets à l'autre.

-Et à quoi ça sert ?

-À mieux se connaître ! Écoute Alice je viens pas d'inventer ce jeu pour rien, si je l'ai inventé c'est parce que tu ne parles jamais de toi, ce qui fait que je ne te connais pas aussi bien que je le prétends. Je vais commencer : quand j'étais petite, j'avais peur des chats.

-Des chats ?

-Ouais...OK, c'est une peur un peu ridicule mais moi j'en avais horriblement peur ! À toi maintenant.

-Je sais pas trop...

-Aller! Ce n'est pas si dur de trouver un secret que tu ne dit presque à personne, non ?

-C'est pas dur à trouver, c'est dur à avouer.

-Je te jure que je dirais rien à personne.

-OK...Laisse-moi réfléchir...

Lise me fixait comme si j'allais révéler que j'étais une meurtrière ou un truc dans le genre. C'est franchement flippant quand elle te regarde ainsi, mais je ne dis rien et fis mine de réfléchir pour gagner du temps.

-Tu prends trop de temps pour réfléchir... grogna-t-elle.

Je cherchai dans ma mémoire un petit secret qui ne me coûtera pas trop si je le lui dis. Le problème c'est quand on dit « secret » à ma mémoire, elle te déballe tous les pires secrets sans citer un seul petit secret ridicule. Peut-être que je n'en ai pas. Peut-être aussi que ma vie n'est fait que de ces horribles secrets et peut-être que je mens sans cesse pour éviter d'arriver à eux.

-Peut-être que je n'ai pas de secret, répondis-je.

-Tout le monde a au moins un secret, répliqua-t-elle.

Je soupirai. Lise se tourna vers moi, me bloquant le chemin.

-Écoute Alice. Je sais que tu es malheureuse. Comment je le sais ? C'est évident. Je vois tous les jours une Alice couper du monde réel,plongé dans ses pensées qui ne répond à personne. Je la vois à tous les cours, chaque minute, chaque seconde, je vois cette Alice qui est triste et qui pense que personne ne la regarde. Je vois tous les jours cette Alice qui traîne dans les couloirs en regardant ses pieds, je la vois aussi quand elle ne mange pas un gramme de son assiette au self, et aussi quand elle écrit des vers tristes sur ses cahiers, quand elle regarde par la fenêtre comme une prisonnière,comme une achevée, comme une morte.

Quand Lise parlait elle appuyait sur les mots comme quelqu'un qui appuierait sur mes épaules alors que celle-ci était déjà bien lourde en elle-même. Les yeux de Lise avaient changé d'expression,ils me fixaient avec pitié. Le timbre de sa voix avait également changé, la petite voix malicieuse de Lise avait laissé place à une voix dure qu'aurait prise une mère pour gronder son enfant.

-Alors moi je commence à me poser des questions, continua-t-elle, est ce que c'est le nouveau lycée qui te rend malheureuse ? Est-ce que tu te sens seule et que tu as besoin que je te soutienne plus ? Est-ce que tu es toujours malheureuse ? Est-ce qu'un jour au moins tu as connu le bonheur ? Qu'est-ce qui a déclencher cette tristesse ?Qu'est-ce qui la nourrit encore ? Qu'est-ce qui te fait de la peine ?Et j'en ai encore plein d'autres.

-Lise,laisse tomber...

-Que je laisse tomber ? Mais tu as vu dans quel état tu es ?

-Lise...

-Je veux que tu te lâches Alice, que tu dises ce que tu as sur le cœur.

-Mais c'est pas comme tu le crois...

-Je m'en fous ! Tu es mon ami oui ou non ?

-Oui.

-Alors raconte-moi tout.

Il eut comme un vide dans mon esprit. Je ne savais pas quoi dire. Je ne sais même pas si je dois dire quelque chose ou non. Et si je dois parler, où dois-je commencer ? Il y a tellement de choses à dire et à redire. Je pourrais tout dire mais cela prendrait des heures et on ne sera jamais rentré. Je ne sais même pas pourquoi je suis malheureuse, enfin si. Je sais et je ne sais pas à la fois.

-Lâche-toi...répéta-t-elle.

Vous voulez savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu'un quand il est face à deux solutions qui sont contraires ? Et bien c'est le chaos.D'un côté je me tais et de l'autre je dis tout. L'un ne va pas sans l'autre, je suis partagée entre ces deux choix. Pire encore, dans l'un des côtés de mon esprit on me dit : « réfléchis ! » et de l'autre on me dit : « laisse toi aller ! ». Je ne pouvais choisir ni l'un ni l'autre.

-Dit moi tout ce que tu peux, chuchota-t-elle.

Telle une boule de feu, la voix de Lise croît petit à petit tout en me brûlant l'intérieur de mon esprit, je crie à l'intérieur de ma tête sans savoir pourquoi car je suis incapable de réfléchir. Mes secrets m'aveuglent, me rend sourde et mord mes membres ne laissant que la douleur comme cicatrice. C'est comme si toute la vérité que j'avais cachée sous une pile de mensonge fût transporté jusqu'au bout de mes lèvres douloureuses pour sortir tel des coups de poing s'écrasant contre un mur de vide.

-L'année dernière mon père est mort, avouais-je entre deux sanglots, ma mère n'a pas pleuré, et ses parents et sa famille n'étaient plus là pour le pleurer. À son enterrement je pleurais seule, j'étais la seule à le regarder mort. Il ne devait pas être très aimé au boulot non plus. Je n'ai jamais compris pourquoi les gens n'aimaient pas mon père, mon père est la plus belle personne au monde, la plus fantastique. Mais personne n'a pleuré, personne. J'ai mal réagi après sa mort. Tous les gens autour de moi m'énervaient à me dire« toutes mes condoléances » alors qu'ils ne savaient pas ce que c'était de vivre comme ça, il prononçait cette phrase toute faite comme on dirait bonjour à un passant. Personne. Personne ne comprend. Et personne ne comprendra jamais.

Je repris ma respiration et continuai

-J'ai fait des choses mal après sa mort mais je me sens déjà coupable de t'avoir dit tout ça alors, je sais pas trop si je dirais encore autre chose. Je n'en peux plus. J'ai besoin qu'on m'épaule, voire qu'on me porte.

Il eut un long silence.

-Je te porterais, Alice, chuchota-t-elle.

Au bord du gouffre [en pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant