1. Les enfants de l'effondrement

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Le monde avait changé. L'Ancien avait fait place au Nouveau. Que s'était-il passé au juste ? Je n'en ai malheureusement pas la moindre idée mais plusieurs rumeurs circulaient à ce sujet lorsque j'étais encore enfant.


Certains parlaient d'une punition divine qui avait emporté la moitié de l'humanité en quelques jours à peine, chose à laquelle j'eus le plus grand mal à croire. J'accordais néanmoins plus de crédit aux récits évoquant l'inconscience des hommes ayant usé d'armes si puissantes qu'elles finirent par presque les éradiquer. D'autres, quant à eux, faisaient état d'un manque de respect envers la nature et la planète tout entière, manque dont les conséquences se révélèrent, à terme, catastrophiques. En tout cas, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire une grande partie de la race humaine fut balayée de la surface de la Terre avec presque toute la science qu'elle avait pourtant passé des siècles à développer. Cette même science qui avait finalement contribué à précipiter la chute des humains.


Loin de moi l'idée de paraître moralisatrice et de m'attarder davantage sur ce qui provoqua cette catastrophe car tel n'est pas l'objet de l'histoire que je vais vous conter.


Cette histoire est la mienne et je vais vous exposer tout ce qui contribua à façonner ma destinée, faite de grandes passions mais aussi de grands drames.


Je vins au monde quelque part durant le printemps 2069. Je n'ai cependant aucune certitude à ce sujet, car les pauvres gens auxquels appartenaient mes parents se souciaient peu de ce genre de détails.

Quant au nom exact du village où je vis le jour, il s'est désormais perdu dans les brumes du temps ,mais je sais qu' il se situe au sud de ce pays qu'on appelait autrefois la Belgique, là où la Semois forme un méandre, dominée par les ruines imposantes d'un ancien château, perché sur son éperon rocheux.


Un endroit paisible au demeurant mais entouré d'inquiétantes légendes. En effet, la disparition à peu près complète des humains et de leur envahissante civilisation avait permis aux populations de loups de croître de manière importante si bien que la forêt était redevenue un lieu de craintes aussi profondes qu'ancestrales, dans lequel on ne s'aventurait plus qu'avec la plus extrême prudence, sous peine d'être dévoré, voire pire car les loups ne constituaient pas la seule menace. Les brigands étaient également nombreux à rôder et à guetter le voyageur imprudent, prêts à le délester de tous ses biens puis à l'égorger sans autre forme de procès. En outre, une fois la nuit tombée, on racontait que tous les esprits mauvais, n'appartenant pas au monde des mortels, hantaient les sous-bois, emportant leurs victimes au plus profond des Enfers jusqu'à la fin de l'éternité.


Ces craintes, fondées ou non, servaient cependant efficacement d'épouvantails à agiter pour toutes les mères désireuses de faire avaler la soupe à leur marmaille récalcitrante. La mienne ne faisait pas exception à la règle. A ceci près que moi, même dans ma plus petite enfance, je ne mordis jamais à des hameçons si grossiers. J'étais alors ce qu'on appelle communément une tête brûlée si bien qu' aucune parmi les différentes menaces proférées par ma mère ne produisit jamais le moindre effet, à son grand désespoir. Quand à mon père, il s'agissait d'un homme doux et lâche qui n'avait pas son mot à dire et qui de toute façon n'aurait jamais songé à lever la main sur moi afin de me faire obéir.


Marie et Augustin. Tel était le nom de mes parents. Tous deux appartenaient à ce qu'on avait appelé les enfants de l'effondrement. Ce terme servait alors à désigner ces enfants nés au moment précis où le monde avait vacillé puis s'était écroulé. Très tôt livrés à eux-mêmes, peu avaient survécu à cette période troublée, mais ceux qui en réchappèrent durent apprendre à se débrouiller dans des conditions plus que précaires où chaque jour se résumait à une lutte sans merci afin de trouver de quoi subsister. En outre, privés du confort le plus élémentaire qu'avaient pourtant apporté les siècles précédents, ces enfants s'étaient mués en hommes et en femmes particulièrement courageux et opiniâtres, habitués à surmonter les situations les plus difficiles.


Courageux, Marie et Augustin l'étaient sans nul doute. Comment et où s'étaient-il rencontrés ? Je l'ignore car jamais ils n'eurent l'occasion ou l'envie de m'en parler.


Mon père n'avait pas de profession bien définie. Je me souviens juste que, chaque jour, il trimait soit aux champs soit quelque part à couper le bois soit à chasser le gibier. Des tâches épuisantes, certes mais indispensables à notre survie. Comme je l'ai déjà dit, il s'agissait d'un homme taiseux, au visage fermé et aux traits tirés. Comme tous les enfants de l'effondrement, sa jeunesse avait sans doute été pleine de misère et de deuils. Ce n'était que bien plus tard que je compris enfin à quel point il était habité par une souffrance immense qu'il s'efforçait cependant de masquer tant bien que mal.


Ma mère quant à elle, bien qu'il ne fasse aucun doute qu'elle avait du elle aussi endurer de bien pénibles épreuves, était une femme d'un naturel beaucoup plus jovial qui contrastait étrangement avec celui de mon père. Elle était ce que je me plais à appeler encore aujourd'hui la fleur du genre humain. Une fleur que l'on imagine éternelle mais que seuls les plus méritants peuvent espérer cueillir.


Sa principale raison de vivre était d'aider son prochain, ce à quoi elle s'employait de tout son être, à l'aide de ses talents de rebouteuse. Même si elle portait le nom de la mère de Jésus en personne, Marie n'avait pourtant rien d'une dévote. A contrario, très jeune, elle avait pris la voie de ce que certains qualifieraient de chemin du péché. Les plantes et leur utilisation médicinale n'avaient plus aucun secret pour elle et je sais en mon for intérieur qu'elle contribua à sauver bien des vies par ces simples connaissances. Elle prit néanmoins de grands risques à une époque où les plus fervents partisans du nouveau culte chrétien ne reculaient devant rien pour réunifier leur Église, même si ça signifiait brûler vifs ceux qu'ils jugeaient comme hérétiques.


Ces mêmes fanatiques, au mépris de toute logique, exhortaient leurs ouailles à repeupler le monde créé par Dieu le plus et le plus vite possible. Autant dire que sur dix enfants qui venaient au monde, seul un ou deux survivaient généralement. Faute de soins adaptés, un grand nombre de femmes périssaient également en couches. Marie, une fois encore, désobéit à ces chantres de la procréation en ne mettant au monde qu' un seul et unique enfant.


Une petite fille.


Moi.


Morgane. C'est ainsi qu'elle me baptisa Je pense que c'est la lointaine origine païenne de ce prénom qui la persuada de me nommer ainsi. Il est même fort probable que ce soit précisément la fée des légendes arthuriennes qui lui ait inspiré cette idée.


En effet, ma mère était une des rares personnes ayant conservé la mémoire de ces histoires de jadis, d'avant l'effondrement. Bien qu'elle n'ait jamais su ni lire ni écrire, elle avait conservé bien au chaud dans sa mémoire tous les contes et les légendes dont on l'avait bercée durant sa propre enfance.


Soucieuse de transmettre cet héritage, elle ne tarda guère à en faire profiter sa fille unique. Pour le restant de mes jours, je me remémorerai ces soirs de pluie où le vent cognait au carreau et où couchée dans mon lit, j'écoutais ma mère penchée tendrement surmoi me narrer toutes ces histoires supposées m'aider à m'endormir.(Sa préférée concernait un petit sorcier binoclard et balafré. Bref, une stupidité sans nom dont je doute qu'elle ait jamais rencontré le moindre succès auprès des enfants d'autrefois).


Ma mère était une femme résolument empreinte de mysticisme qui croyait dur comme fer aux histoires qu'elle s'évertuait à me raconter chaque soir. Ou peut-être était-ce une manière pour elle de se réfugier dans un imaginaire bien plus beau et rassurant qu'une réalité froide, triste et morose ?


Quant à moi, même si je me dois de reconnaître que l'affection qu'elle me portait était une grande source de bonheur, je me contentai de toujours écouter avec un demi-sourire.


Au contraire de Marie, j'étais une enfant résolument ancrée dans la réalité, si sinistre fut-elle.



Macrâle: itinéraire d'une sorcière de BelgiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant