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Je regarde autour de moi, frottant encore mon bracelet nouvellement implanté. Cela attire l'attention et je dois faire un effort pour m'arrêter. Ils me regardent tous de toute façon, l'air de rien.
Bien sûr qu'ils le font.
Même si certains d'entre eux viennent d'être implantés, le bracelet n'est pas nouveau pour eux. Ils y sont habitués depuis qu'ils sont entrés au collège. Pour moi, c'est totalement nouveau et je n'arrive pas à m'y habituer. Les chirurgiens ont implanté la base dans mes os il y a quelques semaines. Ce n'était pas une opération indolore. Habituellement, ils le faisaient sur les jeunes pour une raison... Travailler malgré la douleur avait été pour le moins désagréable. Après quelques jours, alors que l'implant interne s'était bien fixé et que mon cerveau avait été sur le point de céder à la douleur, ils avaient ajouté le bracelet lui-même. Une autre opération vraiment PAS indolore, et j'insiste sur ce "pas" que l'infirmier avait vraisemblablement oublié de prononcer entre les mots « vraiment » et « indolore » lorsqu'il m'avait expliqué le déroulement de l'opération. Cette deuxième intervention chirurgicale avait ajouté la un petit anneau d'alliage qui pouvait, au début, pivoter tout autour de mon poignet. Jusqu'à ce l'implant interne ne le fixe dans ma chair...
Et finalement, il y a quelques jours, les chirurgiens avaient décidé que j'avais suffisamment "guéri" pour pouvoir ajouter le cercle extérieur avec toutes les fonctionnalités.
Et me voilà, assis dans la salle de repos et de soins, entouré d'enfants et d'adolescents ultra calmes qui scrutent le seul adulte, c'est-à-dire moi, qui s'agite inlassablement sur son siège, attendant que son nom soit effacé du grand écran au-dessus de nous tous, grattant encore et encore son bracelet même si on lui a clairement dit de ne pas le faire.
Cette dernière opération n'a étonnamment pas été douloureuse, du moins sur le plan physique, mais c'est certainement la pire sur le plan psychologique.
J'ai toujours l'impression de pouvoir enlever tout cet acier lourd pour sentir à nouveau mon poignet nu. J'en ai vraiment envie. Pourtant, je sais que cela n'arrivera jamais. Une fois implanté, c'est jusqu'à ce que la mort nous sépare... Ou à moins que je ne perde le bras avec...
Je n'ai vraiment pas l'intention de mourir de sitôt et j'aime mon bras là où il est.
Je vais m'y habituer.
Mon nom disparaît de la liste de l'écran et je me lève, un peu raide, marchant vers la porte sous le regard des enfants, pour scanner le bracelet avec un peu de stress. Si ce fichu truc ne fonctionne pas, cela signifie que je devrai retourner à mon siège et appuyer sur le bouton pour appeler une infirmière... et retour à la case chirurgie.
Je ne veux vraiment pas que cela se produise.
Le scan émet un seul bip, l'écran de mon bracelet s'anime brièvement et commence à afficher mon profil avant - TA DA ! - d'ouvrir la porte.
Félicitations : l'implant fonctionne !
Vos compétences se sont élargies : vous pouvez désormais ouvrir des portes.
Je souris à ma propre blague intérieure, satisfait et pourtant amère alors que je sors de la clinique, dans la rue, pour prendre une grande bouffée d'air, à la recherche d'une faible sensation de liberté ici, enfouie sous une centaine de niveaux de pont et de passerelle à distance du ciel, et au-dessus d'une centaine d'autres niveaux à distance de la terre ferme.
Je vois à peine le ciel entre les passerelles.
Ça ne ressemble en rien à la liberté.
Pas avec tous les bâtiments, les ponts, les alliages, les véhicules, les lumières et la foule bruyante.
Mais avec mon bracelet maintenant, je suis - presque - un citoyen normal. Je peux payer moi-même ma nourriture, mes propres vêtements et produits d'hygiène, je peux ouvrir des portes, je peux conduire une voiture, communiquer par des canaux vocaux et textuels, prendre un rendez-vous médical, entrer dans un restaurant, allumer un ordinateur, regarder les flux d'informations et payer ma propre petite tasse de café... enfin!
Je ne dépends plus des appareils à court terme et de la charité de mes proches.
Les gens me jettent un coup d'œil et regardent la porte arrière de la clinique, se demandant ce qu'un adulte fait là, se tenant au milieu de la foule et brisant le schéma matinal de tout le monde alors qu'ils doivent quitter leurs bracelets des yeux pour m'esquiver. Je m'en fiche un peu. Je ne sais pas si c'est l'opération, mais je ne me sens pas bien.
Je me suis longtemps battu contre l'idée du bracelet. C'était contre tout ce pour quoi j'avais combattu et défendu pendant toutes ces années que d'avoir une puce plantée dans mes os afin que toutes les données sur ma localisation, ma consommation d'argent et la santé de mon corps puissent être surveillées à distance par les autorités. Mais j'avais abandonné le combat quand j'avais réalisé que je n'avais plus vraiment le choix si je voulais continuer à vivre au lieu de survivre. Et peut-être de mourir.
Ils savent ce qu'ils font avec ce système.
Pas de bracelet ? Pas de vie normale.
Et à la fin, pas de vie du tout.
En l'espace de deux ans, je n'avais pas rencontré une seule personne comme moi, luttant contre leur soi-disant « amélioration de la vie et de la sécurité ».
J'étais le seul. Les gens avaient très probablement combattu cette mesure lorsqu'elle leur avait été imposée pour la première fois. Mais je n'étais pas ici à ce moment-là.
J'ai l'impression d'être un chien pucé maintenant, et je déteste ça, mais j'en avais marre des appareils à court terme qui se brisaient avant leurs dates officielles, siphonnant mon compte en banque à chaque remplacement, et je n'arrivais plus à m'en sortir avec leurs interminables dossiers administratifs à remplir à chaque fois que cela se produisait, presque une fois toutes les deux ou trois semaines, me laissant incapable de manger ou d'entrer dans mon appartement pendant des nuits et des jours parfois.
Maintenant, fini les maux de tête administratifs, fini le troc de services pour que quelqu'un m'achète mes courses, fini les maux de dents atroces à endurer par manque de couverture de santé, fini le médecin qui me laisse brailler sur une civière avec une balle dans le bras alors qu'ils vérifient soi-disant ma véritable identité, plus d'attente dehors sous la pluie pour que quelqu'un ouvre la putain de porte du hall de mon propre appartement.
Je suis peut-être un chien pucé maintenant, mais au moins je suis un chien qui peut se réfugier à l'intérieur au lieu d'attendre sa mort.
Je suis un chien pucé avec une maison, un travail et des possibilités.
Il faudra un certain temps pour s'y adapter, c'est tout. Je vais m'agiter avec le bracelet jusqu'à ce qu'il devienne une partie de moi. Ils l'ont tous fait, pourquoi pas moi ?
Je le gratte à nouveau. Ma peau est à vif et le goût amer ne s'en va pas.
Je sais que j'essaie de me convaincre moi-même, et pour l'instant, je ne fais pas un bon travail.
J'ai promis que je vivrais... Ce n'était pas vivre ça, c'était survivre et ça fait toute la différence... Yves m'a appris cette difference...
Je ferme les yeux, me forçant à arrêter de me gratter. Je dois continuer à avancer. Au sens propre comme au sens figuré. Ou je finirai en retard au poste et se pointer en retard ça le fait pas trop en tant qu'officier...
Je lève le visage et prends une profonde inspiration avant de resserrer ma prise sur l'anse de mon sac à dos pour recommencer à marcher sur la rue animée du pont, me frayant un chemin à travers la foule par habitude. Je sais que je pourrais prendre les transports maintenant, mais je préfère me déplacer seul plutôt que d'être enfermé dans une boîte métallique sans chauffeur et submergée de gens occupés. Je pourrais aussi conduire un véhicule individuel, mais je suppose qu'après ce qui s'est passé il y a un mois, ça vaut mieux pour tout le monde que j'évite de conduire ici pendant un petit moment.
Je ne peux m'empêcher de m'arrêter devant l'immense hall d'entrée coloré d'un centre commercial. Je lève les yeux, admirant ses quatre niveaux de publicités holographiques et ses présentoirs de magasins.
Qu'est-ce que je vais m'acheter en premier ?
Vêtement? Meubles? Outils? Musique? Je tuerais presque pour mettre la main sur un casque et une playlist. Mais en regardant à nouveau l'entrée, l'épaisse file de gens qui entrent et sortent, j'ai déjà envie de m'enfuir.
Peut-être du café pour commencer ?
Mon estomac gargouille. Je n'ai encore rien mangé, l'opération m'ayant obliger à rester strictement à jeun depuis hier. Ils auraient pu offrir un petit quelque chose en partant, non ?
Un petit gâteau, un jus ou même juste un bonbon. C'est trop demander ?
Je me détourne du centre commercial pour me concentrer sur une machine à café en libre-service cachée derrière une alcôve. Je passe mon bracelet devant lui et son écran s'allume immédiatement, révélant quelque chose qui ressemble beaucoup à une équation mathématique complexe que je n'arrive pas à comprendre. J'ai presque la nausée.
Je veux un café. Tout simplement, sans avoir une centaine de paramètres à régler au préalable. Combien de fl oz de lait et combien d'onces de sucre ça fait, un café simple ? En fait, je ne connais même pas ces unités. Je veux juste un café.
Est-ce que c'est trop demandé ça aussi ?
Je m'en vais, bouleversé et perdu, avec mon estomac qui grogne encore et qui m'accuse de l'affamer exprès maintenant, et je m'enfuis rapidement sous les regards cyniques et les sourires narquois de quelques gars qui fument à côté de la machine.
J'essaie de les ignorer.
Je VAIS me débrouiller.
C'est obligé.
Ce n'est qu'une question de temps. Cela ne fait que deux mois depuis le début de la procédure. C'est la procédure la plus rapide de tous les temps, du moins c'est ce qu'on m'a dit. Cela aurait dû prendre des mois.
Je dois me donner du temps.
Ça va être dur, mais ça va le faire.
Même si ça les dérange ou que ça les fait rire. Tous. Mes collègues. Les vendeurs. Les passants. Les gosses.
Je ne me cacherai pas, sinon je n'y arriverai jamais.
Mes pas me portent déjà sur le chemin habituel, passerelle après passerelle, rues après rues, mon esprit toujours pas habitué aux images et aux pubs qui me suivent d'un mur à l'autre en essayant d'attirer mon attention, de me vendre ce que leur algorithme pense que je veux, que j'ai pu vouloir un jour.
Ça ne pourrait pas être plus à côté de la plaque.
Ils n'ont aucune idée de ce que je veux. Personne n'en sais rien. Ils peuvent pas le savoir. Et moi des fois... j'aimerais l'oublier.
Je sens le poids de mes émotions et de mes pensées m'entrainer vers une pente sombre. Mon instinct me pousse à courir. A fuir.
Et c'est ce que je fais. Je m'élance sur le chemin.
Courir me force à me concentrer sur l'essentiel. A vivre l'instant. A calculer ma trajectoire pour passer avant la voiture de droite tout en esquivant le jeune couple en pleine dispute sur le bord du trottoir, prendre appuis sur la barrière des escaliers et atterrir souplement sur la passerelle suivante.
Je ne suis pas un acrobate, mais ça me tient en forme.
Yves disait "Sois prêt"
Et prêt je le suis.
Je me relève et je me remet à courir, les muscles chauds, le souffle synchro, le coeur battant, et je me sens un peu mieux déjà.
Je VAIS m'en sortir. Je l'ai promis.
Je vais me donner le temps de m'adapter et d'apprendre à vivre ici, même si cela leur rappelle que, d'une manière ou d'une autre, je ne suis pas l'un d'entre eux. Je ne peux pas l'être. Je suis un hors-sol pour eux. Il n'y a qu'un hors-sol pour gratter un bracelet comme ça tout le temps, il n'y a qu'un hors sol pour être paumé en essayant d'effectuer une transaction simple, pas vrai ?
C'est ce qu'ils pensent, et pourtant je suis comme eux. Je suis né et j'ai grandi ici. Je connais chaque recoins de la ville basse et de la ville médium. La différence, c'est les septs années que j'ai passé à l'étranger.
C'est pour ça que je suis si différent, mis à l'écart, regardé de travers. C'est pour ça que je ne m'intègre pas.
Ça n'aide pas.
Que j'ai passé les septs dernières années en tant que militaire de carrière en plein milieu d'une guerre étrangère alors que je viens d'un pays soi-disant pacifiste, ça n'aide pas mon cas du tout. 

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⏰ Dernière mise à jour : May 12 ⏰

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SousVivre (Underlife French version)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant