1-une nouvelle maison

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              « Vêtue de douleur, elle restait la la plus belle et la plus resplendissante du monde»

« Ils veulent t'adopter.
    Je n'aurais jamais cru entendre ces mots de ma vie. Je l'avais tellement désiré depuis que j'étais petite que, pendant un instant, je me demandai si, après m'être endormie, je n'étais pas en train de rêver. Encore. Et pourtant, la voix que j'entendais n'était pas celle de mes rêves.
    C'était celle de Mme Fridge, avec ce ton rude et mécontent qu'elle prenait toujours pour s'adresser à nous.
    — Moi ? dis-je, incrédule.
    — Toi.
    — Vous en êtes sûre ? ajoutai-je dans un filet de voix.
    Elle crispa ses doigts grassouillets sur son stylo, la lèvre supérieure retroussée.
    — Tu es sourde, maintenant ? aboya-t-elle, agacée. Ou alors tu insinues que c'est moi qui le suis ? Le grand air t'aurait-il bouché les oreilles ?
    Clouée sur place, je m'empressai de secouer la tête.
    Ce n'était pas possible. Cela ne pouvait pas l'être. Personne ne voulait des adolescents. Personne ne voulait jamais des grands, c'était un fait établi. C'est un peu comme au chenil : tout le monde veut les chiots, parce qu'ils sont mignons, innocents et faciles à dresser, mais personne ne veut des chiens qui sont là depuis une éternité. J'avais eu du mal à accepter cette vérité, moi qui avais grandi ici. Tant que tu étais petit, on faisait attention à toi. Puis, à mesure que tu grandissais, on ne te jetait que des coups d'œil de pitié qui t'incrustaient dans ces quatre murs.
    Mais maintenant... Maintenant...
    — Mme Milligan veut parler un peu avec toi. Elle t'attend en bas. Fais-lui visiter les lieux. Et fais surtout en sorte de ne pas tout gâcher. Garde pour toi tes attitudes d'écervelée. Peut-être qu'avec un peu de chance tu réussiras à partir.
  
    J'étais en ébullition. Tout en descendant l'escalier dans ma plus belle robe, je me demandai encore une fois si je n'étais pas en train de rêver. C'était un rêve .
Au pied des marches m'attendait une femme plus toute jeune au visage sympathique, un pardessus serré entre ses bras.
    — Bonjour, me salua-t-elle avec un sourire.
    Elle me regardait, moi, dans les yeux, comme cela ne m'était pas arrivé depuis très longtemps.
    — Bonjour, répondis-je d'une petite voix.
    Elle me confia qu'elle m'avait aperçue dans le jardin lorsqu'elle avait passé le portail en fer forgé de l'entrée. Elle m'avait remarquée dans les herbes hautes, sous les rais de lumière filtrant à travers les arbres.
    — Je m'appelle Anna, se présenta-t-elle lorsque nous commençâmes à marcher, d'une voix veloutée, comme adoucie par les années.
    Complètement sous le charme, je ne la quittai pas des yeux, me demandant s'il était possible d'être foudroyé par un rêve ou d'aimer quelque chose que l'on vient à peine d'entendre.
    — Et toi ? Comment t'appelles-tu ?
    — Nica, répondis-je en essayant de dominer mon émotion. Je m'appelle Nica.
    Elle m'observait avec intérêt. J'avais tellement envie de faire pareil que je ne regardais même pas où je mettais les pieds.
   C'est un prénom vraiment original. Je ne l'avais jamais entendu.
    — Je sais...
    La timidité me rendait fuyante et anxieuse.
    — Ce sont mes parents qui me l'ont donné. Ils... ils étaient biologistes. Nica est le nom d'un papillon.
    Je me rappelais vraiment très peu de choses de papa et de maman. Tout était très vague, comme à travers une vitre embuée. Si je fermais les yeux, plongée dans le silence, je parvenais à revoir leurs visages flous penchés sur moi. J'avais cinq ans à leur mort. Leur amour était l'une des seules choses dont je me souvenais. Et ce qui me manquait le plus désespérément.
    — C'est un prénom vraiment joli. Nica...
    Anna prononçait mon prénom comme si elle voulait goûter du bout des lèvres la saveur des sons qu'il produisait.
    — Nica, répéta-t-elle une dernière fois.
    Puis elle hocha délicatement la tête et me regarda. J'eus alors l'impression de m'illuminer de l'intérieur, comme si elle avait le pouvoir de faire dorer ma peau, comme si un seul regard échangé pouvait me donner de l'éclat. Et pour moi, c'était beaucoup.
Nous nous promenâmes dans l'orphelinat. Comme c'était une belle journée, nous f îmes le tour du jardin. Quand Anna voulut savoir si j'étais là depuis longtemps, je lui répondis que j'y avais quasiment passé ma vie.
    — Qu'est-ce que tu étais en train de faire quand... quand je t'ai aperçue ? demanda-t-elle soudain en m'indiquant un recoin parsemé de bruyère sauvage.
    J'eus le réflexe de cacher mes mains, tandis que la mise en garde de Mme Fridge me revenait en tête : Ne fais pas l'écervelée.
    — J'aime bien être à l'extérieur, dis-je lentement. J'aime bien... les créatures qui vivent dehors.
    — Il y a des animaux, ici ? questionna naïvement Anna.
    Je me rendis compte que je ne m'étais pas bien exprimée.
    — Des tout petits, oui... répondis-je vaguement en veillant à ne pas écraser un grillon. Ceux que nous ne voyons même pas...
    Je rougis un peu, mais elle ne me demanda rien d'autre. Le silence s'installa entre nous, seulement troublé par les cris des geais et les murmures des enfants qui nous espionnaient depuis la fenêtre. Anna m'annonça ensuite que son mari allait arriver d'un moment à l'autre.

Fabriquant de larmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant