4- pansements

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     La sensibilité est un raffinement de l'âme.

Le soleil tissait des cordes de lumière à travers les arbres. C'était un après-midi de printemps et le parfum des fleurs emplissait l'air. Le Grave était un colosse se dressant dans mon dos. Couchée dans l'herbe, les bras écartés, je regardais le ciel comme si je voulais l'embrasser. Ma joue était gonflée et douloureuse, mais, ne voulant pas me remettre à pleurer, je fixais l'immensité au-dessus de moi en laissant les nuages me bercer.Allais-je un jour être libre ?Un petit bruit attira mon attention. Je tournai la tête et j'aperçus quelque chose qui bougeait dans l'herbe. Je me redressai sur mes petites jambes et décidai de m'approcher doucement, les mains serrées autour d'une mèche. C'était un moineau. Il griffait la poussière avec ses pattes minuscules et il avait de petits yeux brillants, comme des billes noires. L'une de ses ailes était tendue d'une manière bizarre et il n'arrivait pas à s'envoler. Lorsque je m'agenouillai, il émit un pépiement aigu et affolé, et je compris que je l'avais effrayé.

— Désolée, murmurai-je aussitôt, comme s'il pouvait me comprendre.Je ne voulais pas lui faire de mal, au contraire, je voulais l'aider. Je parvenais à sentir son désespoir comme si c'était le mien : moi aussi, j'étais incapable de m'envoler, moi aussi je désirais m'échapper, moi aussi j'étais fragile et impuissante. Nous étions pareils. Petits et sans défense face au monde extérieur. Ressentant le besoin de faire quelque chose pour l'aider, je tendis la main. J'étais seulement une enfant, et pourtant je voulais lui rendre sa liberté, comme si ce geste pouvait en quelque sorte me rendre la mienne.
— N'aie pas peur, ajoutai-je pour le rassurer.J'étais assez petite pour croire qu'il pouvait vraiment comprendre ce que je disais. Comment devais-je faire ? Allais-je être capable de l'aider ? Tandis qu'il s'éloignait, terrifié, je sentis un souvenir refaire surface. C'est la délicatesse, Nica, murmura la voix de maman. La délicatesse, toujours... Ne l'oublie pas. Son doux regard était gravé dans ma mémoire.Je pris doucement le moineau dans mes mains, en faisant attention à ne pas lui faire mal. Je ne le lâchai pas, même quand il me piqua et me griffa les doigts. Je le serrai contre ma poitrine et lui promis qu'au moins l'un de nous allait retrouver sa liberté.Je retournai à l'orphelinat et demandai aussitôt de l'aide à Adeline, une fille plus grande que moi, en priant pour que la directrice ne découvre pas l'oiseau, car je craignais sa cruauté plus que toute autre chose. Ensemble, nous lui fabriquâmes une attelle avec un bâtonnet de glace récupéré dans la poubelle et, jour après jour, je lui apportai des miettes de nos repas, le rejoignant à bout de souffle là où je l'avais caché. Il me piqua beaucoup les doigts, mais je n'abandonnai jamais.
— Je vais te soigner, tu verras, lui promettais-je tandis qu'il ébouriffait les plumes de son poitrail. Ne t'inquiète pas...Je le regardais pendant des heures, me tenant un peu à distance pour ne pas l'effrayer.
— Et tu voleras, lui susurrais-je tout doucement, un jour tu voleras et tu seras libre. Encore un peu... Attends encore un peu...Il me pinçait quand j'essayais d'examiner son aile. Il voulait que je reste loin de lui. Et pourtant je continuais, chaque fois, avec délicatesse. J'arrangeais son lit d'herbes et de feuilles et je lui répétais à voix basse d'être patient. Le jour où il guérit, le jour où il s'envola de mes mains, pour la première fois de ma vie je me sentis moins sale et moins éteinte. Un peu plus vivante. Un peu plus libre. Comme si je pouvais recommencer à respirer. J'avais retrouvé en moi des couleurs que je ne pensais plus avoir, celles de l'espérance. Et avec les doigts recouverts de pansements multicolores , mon existence ne semblait plus aussi grise.

Je tirai doucement sur le pansement bleu. Je libérai mon index et vis qu'il était encore un peu rouge et gonflé. Quelques jours plus tôt, j'avais réussi à libérer une abeille piégée dans une toile d'araignée ; j'avais veillé à ne pas déchirer les mailles très fines, mais je n'avais pas été assez rapide et elle m'avait piquée. « Nica et ses bestioles » disaient les enfants quand nous étions petits. « Elle reste avec elles tout le temps, là, entre les fleurs ». Ils s'étaient habitués à ma différence, peut-être parce que, dans notre orphelinat, elle était plus fréquente que la normalité. Je ressentais une étrange empathie pour tout ce qui était petit et incompris. L'instinct de protéger tout type de créature était né quand j'étais enfant et ne m'avait plus quittée. J'avais façonné mon petit monde bizarre avec mes propres couleurs, et elles me permettaient de me sentir libre, vivante et légère. Les paroles d'Anna, quand elle m'avait demandé, le premier jour, ce que je faisais dans le jardin, me revinrent en mémoire. Qu'aurait-elle pensé ? M'aurait-elle trouvée bizarre ?Songeuse, je me retournai d'un bond en devinant une présence dans mon dos. Mon mouvement déplaça la mèche de cheveux qui caressait le front de Rigel . Je le fixai, les yeux écarquillés, encore effrayée par notre dernière rencontre. Ma réaction ne le troubla pas. Au contraire, elle fit naître un rictus sur ses lèvres. Il me dépassa et entra dans la cuisine, où Anna l'accueillit. Chaque fois qu'il s'approchait de moi, j'étais parcourue de frissons. Cette fois, cependant, ils étaient justifiés. J'avais passé toute la journée à revivre ce qu'il s'était passé, et plus j'y pensais, plus ces paroles mystérieuses me tourmentaient. Qu'est-ce qu'il voulait dire avec Je ne m'arrête pas ? Je ne m'arrête pas de faire... quoi ?
— Te voilà, Nica ! me salua Anna tandis que j'entrais sur la pointe des pieds.J'étais encore plongée dans mes pensées quand une explosion de couleurs, d'un violet intense, me remplit les yeux. Un énorme bouquet de fleurs trônait au centre de la table, riche de tendres boutons mis en valeur par un vase en cristal.
— Qu'elles sont belles... dis-je, enchantée par cette merveille.
— Elles te plaisent ?J'acquiesçai et Anna sourit.— Je les ai fait livrer cet après-midi. Elles viennent du magasin.
— Le magasin ?
— Oui, le mien.

Fabriquant de larmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant