Abélianne revint à elle dans un lit aux draps dont l'odeur lui était inconnue. Sa tête pesait lourd et ses membres lui semblaient flasques. Quelle que soit la substance qu'on lui avait injectée, son effet ne s'était pas encore pleinement estompé.
Il lui fallut encore plusieurs minutes pour constater davantage.
La pièce où elle se trouvait comportait une fenêtre par laquelle la lumière de fin d'après-midi entrait, indiquant que plusieurs heures s'étaient écoulé depuis son arrivée. Le reste de l'ameublement se composait d'une armoire, d'une vasque en pierre posée sur un tabouret et d'un seau d'aisance. Ce décors changeait radicalement de ses appartements dans le demeure de ses parents.
Par réflexe, elle voulut se lever mais elle ne parvint qu'à se redresser avant de retomber sur le matelas. Certainement était-elle encore étourdie. Des cliquetis résonnèrent même dans son crâne.
Quelques minutes supplémentaires lui permirent de constater que ses difficultés à se lever ne provenaient pas des effets de l'injection mais de chaînes qui l'entravaient et l'immobilisaient sur ce lit.
Elle comprit rapidement que tenter de se défaire de ces liens était inutile, elle n'en avait pas la force, encore moins que d'habitude.Incapable de se libérer, elle se résigna à attendre qu'on vienne la détacher.
Les lueurs du jour commencèrent à décliner et les ombres s'étendirent dans la modeste chambre. Les observant du coin de l'œil, Abélianne s'angoissa alors que sa respiration s'accélérait mais elle chercha à se rassurer. Si elle était réellement hantée, le phénomène provenait probablement du palais de ses parents. Au moins, elle avait réussi à fuir l'Ombre, le seul point positif dans toute cette situation.
Ce fut ce qu'elle crut jusqu'à ce que de longs bras grêles se forment à partir de l'ombre qui s'étendait depuis le dessous de son lit, sur lequel ils prenaient appui.
L'Ombre l'avait suivie et, attachée sur son lit, elle n'avait aucun moyen de trouver un refuge.
La peur s'empara d'Abélianne et elle s'agita autant qu'elle le put, se blessant avec les chaînes qui la retenaient, en hurlant de toute la force de ses poumons, espérant qu'on vienne l'aider. Peut-être que, ici, on se soucierait de ce qu'elle craignait.
Personne ne se présenta avant de très, trop, longues minutes, durant lesquelles l'Ombre acheva de se hisser sur le lit à ses côtés puis elle s'allongea sur elle et la jeune fille crut voir des figements d'obscurité se détacher de la silhouette pour se glisser dans ses narines et s'insinuer dans sa poitrine alors que la voix désincarnée résonnait dans son crâne pour lui répéter toujours les mêmes affirmations effrayantes.
L'un des assistants guérisseurs au physique de débardeur ouvrit brutalement la porte. La seule aide qu'il lui apporta fut une nouvelle injection qui la plongea dans un état second et embruma son esprit.
Ce fonctionnement devint son quotidien au sein du sanatorium. Dès qu'elle entrait dans une crise de panique, ou d'hystérie comme les qualifiaient les employés de l'établissement, on lui administrait une injection de ce qu'elle savait à présent être à base de teinture de mélandrie, tout comme les cachets blanchâtres dont le goût douceâtre persistait toujours sur le fond de sa langue qu'on la forçait à prendre. Contrairement aux injections, ceux-ci ne lui provoquaient pas une inconscience brumeuse, de laquelle elle se réveillait bien souvent attachée sur son lit. Leurs effets étaient moins intenses mais ils la ralentissaient, dans ses mouvements, ses réflexions et dans les moindres gestes du quotidien, même les plus anodins.
C'était comme si elle évoluait constamment dans des brumes qui brouillaient tout autour d'elle mais pas sa perception de la présence de l'Ombre,qui continuait à la suivre et à la harceler.
Elle avait vaguement conscience que d'autres patients du sanatorium s'y trouvaient mais elle ne parvenait pas à visualiser leur visage, à se souvenir de leur nom ou de si elle avait déjà échangé avec eux. Tout était flou.
Même le temps qui s'écoulait lui paraissait impossible à mesurer. Elle aurait être dans ce sanatorium depuis seulement quelques semaines comme des années, elle n'en avait pas la moindre idée.
Le pire était qu'elle détestait cet état, elle qui avait toujours était habile à se servir de son esprit, tout en l'appréciant et en le réclamant. Chaque jour, bien qu'elle était incapable de différencier les journées les unes des autres, elle attendait avec impatience la prise de ses cachets et même les injections devenaient plaisantes avec le relâchement de son corps et la légèreté qui s'emparait de son crâne. Elle avait besoin de cette médication, même si elle ne comprenait pas la source de ce besoin et qu'elle ne la soignait pas.
Malgré ses lourdes brumes, elle identifiait parfaitement les symptômes de la dépendance et de l'addiction, rien de surprenant avec un produit à base de mélandrie, mais elle ne pouvait pas lutter. Elle avait tenté de combattre cette addiction en ne prenant pas son traitement,gardant les cachets sous la langue avant de les recracher, mais les effets du manque s'étaient révélé insupportables et elle n'avait pu y résister bien longtemps.
Si cette sédation partielle ou totale lui permettait d'échapper à la présence de l'Ombre, à la peur et à la fatalité qu'elle induisait, elle aurait pu accepter et se résoudre à la situation mais elle la percevait toujours. Son sommeil était peuplé de cauchemars habités par de hautes silhouettes nimbés d'obscurité, des voix susurraient à ses oreilles et des poignes glacées se refermaient sur l'ensemble de son corps, y compris sur son cœur qui battait avec affolement.
Rien ni personne ne l'aidait à repousser l'Ombre. Tout ce que les employés du sanatorium faisait était la droguer avec toutes ces préparations à base de mélandrie lorsqu'elle devenait gênante. Ici aussi on la considérait comme une aliéné atteinte de névroses dont personne ne se préoccupait et, même si ça avait été le cas, elle n'aurait pas mérité d'être traitée de la sorte, personne ne le méritait et encore moins les personnes fragiles souffrant de failles.
Abélianne ne supportait plus tout cela, l'endurer devenait de plus en plus difficile. Son compte du temps était totalement brouillé mais elle jugeait que ça durait depuis trop longtemps et elle n'en pouvait plus.
La colère se rajoutait à la peur parmi les sentiments qui transperçaient le brouillard de la mélandrie.
Personne ne l'écoutant lorsqu'elle tentait de parler de l'Ombre et de sa terreur, elle l'exprimait autrement en gravant des mots sur les murs de sa chambre, avec les chaînes de son lit, les éclats de vaisselle en terre cuite qu'elle brisait ou même avec ses propres ongles,quitte à se blesser, dans ses quelques moments de lucidité, mais on ne s'en souciait pas davantage.
Sa peur se muait en frustration alimentée par sa colère grandissante.
Elle en avait assez. Toute son existence, on l'avait gardée enfermée,que ce soit dans l'éducation trop stricte de ses parents, dans les dogmes de l'étiquette noble, dans ses appartements pour ne pas faire honte à la famille, à présent dans ce sanatorium sordide et même dans son propre esprit avec toutes ces injections. Jamais on ne lui avait permis de vivre sa vie comme elle le souhaitait, de décider ou de trouver qui elle était.
Toute cette colère se dirigeait principalement contre ses parents, les responsables de son enfermement, des géniteurs qui n'avaient jamais cherché à la comprendre, qui ne l'avaient toujours vue que comme un moyen d'honorer encore davantage le prestigieux nom des De Rosamire et ils l'avaient ignorée, méprisée et trahie lorsqu'elle avait eu le plus besoin d'eux et de soutien. Ils l'avaient abandonnée seule face à l'Ombre. Par ailleurs, malgré son état souvent second, elle savait qu'ils n'étaient jamais venus lui rendre visite ni n'avaient pris de ses nouvelles. A leurs yeux, elle était un objet défectueux qui ne leur apportait pas satisfaction et dont il s'étaient débarrassé sans davantage de considération.
A défaut de pouvoir formuler ces reproches directement aux principaux intéressés,elle maudissait l'Ombre, cette entité inqualifiable qui la harcelait depuis tant d'années. Elle en avait assez de cette peur constante qu'elle lui faisait endurer. Sans elle, elle aurait certainement été enfermée dans les règles dictées par ses parents mais sa poitrine n'aurait pas été sans cesse comprimée par la crainte.
Elle en avait assez de se sentir comme une proie chassée sans répit par un prédateur imprévisible.
Durant toute son existence, elle avait subi toutes les décisions que ses parents prenaient pour elle sans jamais s'opposer et elle ne voulait plus subir la hantise que lui infligeait l'Ombre.
Abélianne s'accrochait à cette volonté, se répétant ces mots tel un mantra ou une prière, même à travers les brumes de la mélandrie, pour repousser sa peur, cette peu presque instinctive qui s'était instillé dans chaque fibre de son corps au fil des années et cela fonctionna peu à peu.
L'Ombre se montrait mais la terreur ne paralysait plus Abélianne. Au contraire, plus elle venait lui parler, la menacer, l'enlacer, la serrer, plus la jeune fille se révoltait alors que des instincts combatifs, qu'elle ignorait posséder jusqu'alors, se réveillaient. Elle n'était plus une enfant que l'Ombre pouvait tourmenter jusqu'au point de rupture, elle était une jeune femme capable de s'opposer qui refusait de subir davantage.
Ce refus de se soumettre plus longtemps, elle l'exprimait par de nouvelles affirmations gravées sur les murs, des déclarations de force et de lutte pour prouver à l'Ombre qu'elle ne l'effrayait plus. Il lui arrivait même d'attendre la nuit et l'obscurité pour faire face à l'Ombre et lui montrer qu'elle ne la craignait plus,lorsque son état de sédation le lui permettait.
Peut-être parvenait-elle à lutter face à l'Ombre mais pas encore contre son addiction. A chaque fois qu'on venait lui administrer son traitement,elle se retrouvait douloureusement partagée entre son envie de demeurer alerte, l'esprit clair, et son besoin de ressentir les effets de la mélandrie s'emparer de son corps et faire s'envoler sa conscience dans un brouillard qui effaçait tout autour d'elle.
Assise dans un recoin de sa chambre, appuyée contre le mur couvert d'inscriptions, elle fixait le cachet blanchâtre posé dans le creux de sa paume à travers la pénombre de la pièce, incapable de décider si elle l'avalait ou le jetait.
Y passant quotidiennement des heures ligotée, elle préférait éviter son lit lorsqu'elle était en état.
Soudainement, l'Ombre surgit juste devant elle, plaquant son visage contre le sien. Si elle sursauta sous le coup de la surprise, la jeune fille se reprit rapidement, ne craignant plus l'Ombre et s'appliquant à le lui prouver.
Un sifflement résonna à ses oreilles, comme d'un celui d'un animal contrarié. Abélianne percevait la colère et la frustration de l'Ombre, comme un écho aux siennes. L'entité était furieuse de perdre l'emprise qu'elle avait sur Abélianne grâce à la peur.
Le constater satisfit grandement la jeune fille et elle sourit victorieusement à l'Ombre. Elle cessait enfin d'être une proie effrayée.
Cette fanfaronnade ne dut pas plaire à l'Ombre et elle fondit sur elle. Ce n'était pas la première fois qu'elle agissait de la sorte mais l'effet fut totalement différent.
Quelque chose renversa Abélianne et elle se retrouva gisante sur le flanc au sol, légèrement sonnée, et l'Ombre posa sur elle. Ce poids n'était pas physique mais c'était davantage comme si des poignes glacées se refermaient autour de son cœur et de son âme pour les arracher à son être.
Les yeux écarquillés, elle vit l'Ombre entrer dans ses narines, sa bouche et ses yeux pour s'insinuer en elle, l'emplir et la posséder. Tout devint obscure autour d'elle et pas seulement à cause de la nuit qui tombait. Elle ne percevait plus ses membres et son esprit sombrait dans une épaisse pénombre.
Etait-ce donc cela que l'Ombre sous-entendait lorsqu'elle lui promettait que son corps serait à elle un jour ?
Un puissant sentiment de révolte étreignit Abélianne. Encore une fois, elle subissait les décisions que les autres prenaient sans se soucier d'elle. Toute sa vie, on l'avait enfermée et elle refusait de se faire déposséder de l'unique chose qui lui appartenait encore pleinement : son corps.
Une force surgit du fond d'elle, encore plus puissante que tous ses instincts combatifs. Sa volonté d'être enfin maîtresse de son existence était plus puissante que tous les sentiments qui l'avaient déjà animée.
Le froid que l'Ombre instillait en elle en se répandant dans chaque fibre de son être devint plus supportable alors que Abélianne se révoltait, luttait et hurlait de toute son âme face à cette ultime injustice qui semblait conclure sa vie.
Soudainement, le froid intense se mua en courants électriques qui parcoururent son épiderme sous forme de torrents de lave qui remplaçaient le sang dans ses veines. Le froid était-il devenu tellement intense qu'il la brûlait ? C'était comme si ses organes se consumaient, tombant en cendres dont en se servait pour en façonner de nouveaux.
Abélianne ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. L'intensité des violentes sensations qui la traversaient était telle qu'elle en était paralysée.
Soudainement, la jeune fille sentit son esprit quitter son corps pour se mêler aux ombres de la pièce, comme si sa conscience adoptait une autre forme qu'elle ne pouvait comprendre ou définir. Elle percevait les ombres pulser autour d'elle, au même rythme que son cœur, qu'elle ne sentait pourtant plus.
Abélianne perdit connaissance avant que le phénomène ne cesse. Elle crut que l'Ombre avait réussi, qu'elle s'était emparé de son corps et que c'en était terminé de son existence, mais elle reprit connaissance après un temps impossible à déterminer.
La lumière du jour qui entrait par la fenêtre lui indiquait que son inconscience avait au moins duré toute la nuit, qu'elle avait passé gisante sur le sol de sa chambre.
Sa tête pesait lourd et ses membres lui semblaient faibles et flasques,si bien qu'il lui fallut plusieurs minutes avant de parvenir à se redresser dans un grognement. Son corps lui paraissait tendu, comme encore parcouru de toute cette énergie mais autre chose lui semblait encore plus étrange. Elle ne percevait plus la présence de l'Ombre autour d'elle mais elle la sentait nichée au fond d'elle, comme l'un de ses organes qu'elle parvenait à occulter.
Que s'était-il passé ?
Cette question en tête et une main à son crâne, la jeune fille termina de se redresser en position assise, sur ses genoux, alors qu'on déverrouillait la porte de sa chambre. L'un des assistants des soigneurs entra, plateau en main, en lui reprochant le raffut qu'elle avait causé dans la nuit,cependant, il s'interrompit subitement en relevant le regard sur Abélianne.
Son teint blêmit instantanément, ses yeux s'agrandirent et il fut saisi de tremblements alors que toute son attitude traduisait une terreur pure.
Le plateau tomba au sol avec fracas, lâché par l'homme dans un mouvement de panique avant qu'il ne s'enfuit dans des appels affolés en claquant la lourde porte derrière lui.
Stupéfaite, ne comprenant pas ce qu'il venait de se passer ni ce qu'il prenait à cet employé, Abélianne cligna des paupières à plusieurs reprises en fixant le battant, ne songeant même pas au fait qu'il n'était pas verrouillé et qu'elle aurait pu s'enfuir.
De toute évidence, c'était elle qui avait provoqué cette vive réaction chez cet homme, son apparence. Après plusieurs années passées dans ce sanatorium, elle savait qu'elle n'était absolument pas à son avantage mais certainement pas au point de causer une pareille frayeur. Intriguée, elle se pencha vers la flaque d'eau qui se répandait sur le sol dallé depuis le verre renversé.
Face au reflet clair et imprécis, Abélianne eut un vif mouvement de recul par réflexe en se découvrant.
Elle comprenait mieux la frayeur de l'homme.
Quelle que soit la nature exacte du phénomène survenu dans la nuit, cela l'avait transformée.
Il lui fallut plusieurs secondes pour se reconnaître. Ses longs cheveux mal coiffés étaient blancs, totalement immaculés, tout comme sa peau qui lui semblait encore plus pâle qu'auparavant, laiteuse, mais le plus choquant était ses yeux. Ils étaient entièrement noirs, sans la moindre trace d'iris ou de pupilles, tels deux gouffres d'obscurité sans fond.
Incrédule et pleine d'incompréhension, elle toucha son visage pour s'assurer qu'il s'agissait toujours du sien, sans comprendre.
L'Ombre avait tenté de lui faire quelque chose, de s'emparer de son corps, mais elle avait échoué pour une raison ou une autre et les conséquences de cet échec était cette invraisemblable métamorphose.
Malgré cette explication, que Abélianne trouvait plutôt aisément avec quelques réflexions, elle peinait à réaliser.
Par habitude et pour faire taire toutes les interrogations qui envahissaient son esprit en la perturbant encore davantage, elle ingurgita le cachet de mélandrie, qui avait lui aussi roulé au sol, préférant tout noyer dans le brouillard de son addiction.
Durant les jours qui suivirent, plusieurs autres employés du sanatorium se succédèrent dans la chambre d'Abélianne, certainement pour constater les changements subis par cette dernière, et tous eurent la même réaction d'incompréhension affolée. Effrayée, la majorité d'entre eux refusait de s'approcher de sa chambre. Elle aurait pu s'en moquer mais le problème était que, à cause de ce refus, elle ne recevait ses repas qu'épisodiquement mais, surtout, on ne lui apportait plus son traitement à base de mélandrie et les symptômes du manque devenaient difficilement supportables.
Dès que quelqu'un se souvenait qu'il fallait s'occuper d'elle et venait lui déposer un plateau avant de s'empresser de la quitter, elle se jetait sur les cachets blanchâtres, satisfaisant son addiction.
A travers ce brouillard, celui de la mélandrie ou celui du manque, elle put remarquer que l'Ombre avait disparu, elle en avait véritablement fait une part d'elle-même.
Certainement était-elle anesthésiée par la drogue car cette constatation ne la perturba pas réellement et l'accepter dans ces conditions fut plutôt aisé, pas plus que la découverte de l'étrange contrôle qu'elle possédait à présent sur les ombres. Visiblement, absorber l'Ombre l'avait dotée de pouvoirs. Apprendre à les maîtriser seule dans sa chambre l'occupait lorsqu'elle était suffisamment lucide pour s'ennuyer.
Comme pour ses peurs précédentes, elle exprimait cette nouvelle condition qui était à présent la sienne en gravant des inscriptions sur les murs, cette fois pleine d'assurance et même de la fierté, pour être parvenue à battre l'Ombre.
Les choses devenues ainsi adoptèrent l'apparence de nouvelle normalité et son compte du temps se brouilla alors que les jours s'enchaînaient en se ressemblant beaucoup trop. Après tout, malgré sa métamorphose difficilement explicable, elle demeurait enfermée dans ce sombre sanatorium.
Appuyée contre le sommier de son lit, assise à terre, elle tentait d'oublier les effets du manque qui la rongeaient dans la manipulation de sombres de sa chambre. Pour ce faire, elle devait projeter son esprit à l'intérieur, abandonnant son corps.
Elle le regagna subitement sans le vouloir. Se doutant que quelque chose d'extérieur avait provoqué ce retour, elle regarda autour d'elle mais elle ne remarqua rien. L'obscurité ne la gênait plus puisqu'elle avait gagné une vision nyctalope en plus de ses autres capacités.
Un son résonna soudainement, lui provoquant un sursaut.
Les sourcils froncés, elle s'approcha de la fenêtre, d'où le bruit provenait. Quelque chose semblait s'être heurté aux carreaux.Peut-être un gros insecte ou une chauve-souris.
Détrompant cette possibilité, le bruit se répéta à nouveau et Abélianne aperçut un caillou rebondir contre la fenêtre avant de retomber dans les jardins. On lançait des pierres vers sa chambre, probablement pour attirer mais qui et pourquoi ?
Abélianne aurait souhaité ouvrir la fenêtre pour examiner plus clairement l'extérieur mais, évidemment, les battants étaient bloqués et elle ne put qu'appuyer le front contre la vitre froide à défaut de se pencher vers les jardins.
Deux silhouettes s'y tenaient, juste sous sa fenêtre, et il ne s'agissait certainement pas d'employés du sanatorium, bien que les formes musculeuses de l'une d'entre eux auraient pu appartenir aux hommes qui venaient régulièrement l'attacher à son lit, mais elle savait qu'elle n'aurait jamais pu rencontrer la seconde, elle était pourvue d'ailes. Abélianne cligna des paupières à plusieurs reprises,s'assurant qu'elle n'hallucinait pas, et elle ne pouvait pas rationaliser en prétendant que ces formes anormales étaient seulement quelque chose qu'elle distinguait mal à cause de la nuit,étant nyctalope.
Le terme d'ange s'imposa dans son esprit, ayant étudié l'Histoire et les légendes de Thamarèthe auprès de ses précepteurs pourtant, les anges avaient disparu, tout comme les autres peuples déchus, mais, après ce qu'elle avait vécu et ses transformations, Abélianne ne pensait pas être en mesure de qualifier cela d'impossible.
L'avisant à leur tour derrière sa fenêtre, les deux hommes lui adressèrent des signes de la main, de larges mouvements du bras pour celui ailé et des plus modérés pour le second. Suivant les règles de politesse par habitude et réflexe, les ayant intégrées durant des années, Abélianne leur répondit d'un salut incertain, ne comprenant pas ce qu'il se passait exactement.
Elle les vit échanger quelques mots, qui lui échappèrent à cause de la fenêtre qui la séparait d'eux, puis l'homme le plus musclé s'accrocha à la vigne vierge qui courait sur la façade du sanatorium pour rejoindre la chambre d'Abélianne. Son comparse ne se donna pas autant de peine. De quelques coups d'ailes, il se propulsa jusqu'à la fenêtre qu'il atteignit en quelques secondes.
Abélianne sursauta dans un léger mouvement de recul lorsqu'il se plaqua soudainement contre les carreaux. Elle distinguait parfaitement son sourire éclatant dans l'obscurité et sa bienveillance la rassura légèrement. Sans compter que son anormalité, qu'elle partageait en un sens depuis sa métamorphose, la mettait également en confiance.
Tout en lui adressant un nouveau signe, il tenta d'ouvrir la fenêtre mais elle résista malgré ses efforts. Lorsque son compagnon le rejoignit, se tenant en équilibre, accroché à la vigne vierge, il força sur le battant qui, sous sa force brute, céda dans un craquement.« Wahou, c'est charmant ici ! Commenta le jeune homme ailé en enjambant le montant de la fenêtre.
- Qui êtes-vous ? Demanda Abélianne en camouflant toute sa surprise.
- Manolis Naxwell et voici Ysandre Cuhllen, présenta l'homme musculeux. On te cherchait.
- Pourquoi ?
- On a un point commun tous les trois, répondit Ysandre, on est plus vraiment humain et on a tous en nous quelque chose des anciens peuples.
- La gorgone pour moi, l'ange pour Ysandre et, apparemment, l'Ombre pour toi. Observa Manolis.
- Alors ce n'était pas seulement une ombre mais une Ombre... murmura Abélianne. Je n'ai jamais été folle pourtant, tous m'ont abandonnée... Mes parents m'ont laissée ici.
- On peut te faire sortir. Assura Ysandre.
- En échange de quoi ? S'enquit Abélianne.
- De rien. Tu peux nous suivre ou partir vivre ta vie.
- Vivre ma vie...
Répéta Abélianne d'un ton chargé d'amertume en baissant le menton.
Personne ne lui avait jamais offert la possibilité de vivre sa vie, tous l'ayant toujours enfermée, dans la rigueur du protocole ou dans ce sanatorium, et les premiers ne lui laissaient le choix de la direction à prendre, de vivre sa vie comme elle l'entendait étaient deux étranges inconnus entrés dans sa chambre en pleine nuit.
Son hésitation ne dura pas longtemps. Elle voulait enfin tracer sa propre voie sans qu'on ne lui interdise, devenir maîtresse de son existence pour la première fois cependant, comme elle n'avait justement jamais rien connu d'autre que l'enfermement, elle doutait d'être capable de gérer une totale liberté et de survivre seule à l'extérieure. Par chance, elle faisait justement face à deux personnes qui lui proposaient de les accompagner.
Elle ignorait si elle pouvait leur accorder confiance, ses dernières expériences relationnelles la poussant plutôt à se méfier, mais,pour l'instant, elle préférait se fier un minimum à eux que de rester encore dans le sanatorium.
Face à elle, Manolis lui tendit la main en un geste d'invitation,souriant, l'encourageant. Dans un mouvement élégant, Abélianne déposa sa paume dans la sienne, faisant encore davantage s'élargir son sourire et celui d'Ysandre.
Réunir ses affaires ne lui prit guère de temps comme elle ne possédait plus grand chose. En revanche, elle emporta la petite réserve de cachets de mélandrie qu'elle avait constituée en prévision des jours où les employés du sanatorium ne venaient pas lui apporter son traitement, et elle la dissimula dans la poche de sa robe.
Incertaine, elle se pencha à la fenêtre pour regarder le sol des jardins, des mètres plus bas, alors que Manolis s'agrippait déjà à la vigne vierge pour redescendre, appréhendant de devoir se prêter elle-même à un tel exercice. Une main qui se posa soudainement sur son épaule la fit légèrement sursauter mais elle se reprit très rapidement,conformément aux règles de la bienséance. Ces derniers contacts physiques avaient été avec l'Ombre ou avec les employés du sanatorium mais cette paume était chaude, non glaciale comme celle de l'Ombre, qu'elle avait absorbée de toute manière, et ce toucher était doux et bienveillant, non brusque et violent comme lorsque les hommes du sanatorium l'empoignaient.
Cette douceur était à l'image du sourire d'Ysandre. Ce dernier lui désigna son dos et Abélianne comprit qu'il lui proposait de s'y hisser pour l'aider à descendre.
Gênée à cause de toutes les règles de l'étiquette qu'elle transgressait, établissant une proximité physique avec un inconnu, remontant sa robe sur ses cuisses pour s'accrocher à lui, adoptant une posture indigne pour une jeune fille comme elle, elle s'installa sur le dos d'Ysandre, calée entre ses ailes.
Tenant en équilibre, agrippé à la vigne vierge, le jeune homme ailé suivit Manolis, Abélianne sur son dos.
Cette dernière se crispa, pas tant à cause de la peur de tomber que de ce que cette sortie signifiait. Elle s'enfuyait en désobéissant, elle allait à l'encontre de tout ce qu'on lui avait inculqué durant toute sa vie, tout ce qu'elle avait fini par intérioriser, et cela faisait également ressurgir tout le ressentiment et la colère qu'elle éprouvait à l'encontre de ses parents. La peur s'insinuait aussi en elle, celle de, alors qu'elle se retrouvait obligée de se fier à d'autres personnes, se faire à nouveau trahir.- Ça va aller, lui assura doucement Ysandre comme si il parvenait à deviner le tourment qui l'agitait. J'imagine que ça doit être effrayant et impressionnant pour toi mais faut pas t'en faire. Rien te force à nous faire confiance ou à nous suivre toute ta vie. Mais, si jamais t'as besoin de quelqu'un pour te soutenir ou pleurer, bah elle est pas très confortable et un peu osseuse mais j'ai une épaule. »
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Le Sang des Déchus - Tome 2 : Traîtres [Terminé]
FantasyAprès que Lysange ait été blessée, mettant sa vie en péril, le groupe des Déchus trouve refuge dans un lieu du passé d'Abélianne, qui dévoile alors certains de ses secrets. Heureusement, ils reçoivent l'aide d'un mystérieux personnage surnommé le Ma...