Avant d'aller plus loin, je tiens à m'adresser une nouvelle fois au lecteur. Je tiens à vous rassurer sur un point ; si vous trouvez que le propos de cet essai devient ennuyeux et pompeux, je vous rejoins sur ce point. Ecrire cette causerie qui ne fait que souligner des phénomènes que nous subodorons tous, et dont on pourrait se passer d'explication de prime abord, ne m'enchante pas plus. Pour que vous vous représentiez le contexte, je suis actuellement dehors, il fait doux, c'est un soir d'été. Le ciel est enfin sombre mais on y distingue encore nettement les nuages, et une unique étoile, siégeant là seule pour toutes les autres. Vous comprendrez que ces conditions m'invitent davantage à écrire des envolées fiévreuses et passionnées, et que rien en ce soir d'été ne m'incite à toutes ces spéculations sérieuses, trop sérieuses. Sans doute avez-vous mieux à faire, de même, que de lire ceci.
Mais, les soirs comme ceux-là ne m'invitent pas au songe en vérité, je l'ai compris sur le tard comme souvent, ils ne sont qu'une invitation de plus pour la dimension du silence. L'apparente beauté de ces soirs-là ne fait que nous conforter dans le silence, c'est notre récompense éphémère, notre caresse si vous voulez, après la vague du néant. Pour nous affranchir de l'engourdissement qui est le nôtre, il nous faut nous affranchir de ce qui nous fait souffrir, bien sûr, ce qui n'est pas simple, mais encore, et ça l'est encore moins, de ce qui nous conforte, de ce qui semble nous raisonner le soir, au moment d'accalmie, lorsque nous berce l'illusion d'avoir passé une journée de plus, d'y avoir survécu. Le ciel vient alors à notre secours et porte un instant toute notre fatigue, tout notre agacement et toutes nos angoisses. Le ciel porte le néant pour nous un instant, et il en devient si beau qu'il achève de nous faire passer à autre chose, de nous résigner, d'avaler la pilule sans jamais se révolter. Mais ça n'est alors que sortir la tête de l'eau un instant pour y replonger encore, et les jours s'ensuivent ainsi, et on est bien vite fait prisonnier de ce cycle du silence.
Il faut alors faire cet effort de projection intellectuelle qui consiste à prendre de la hauteur, à se dissocier du regard brumeux de l'homme qui subit constamment sans comprendre ce qui lui arrive, comme dans une machine à laver, pour adopter celui de l'homme lucide qui redonnera à sa vie une direction volontaire. Par ailleurs il ne s'agit pas ici de faire quelque effort de mémorisation ou de conceptualisation inutile ; nous n'aimons pas le mot pour ce qu'il est mais pour ce qu'il dit. Alors, si vous souhaitez remplacer le mot "silence" par un autre, si vous préférez un terme qui vous parle au mot potentiellement abstrait de "beauté", sentez-vous libre d'effectuer ces correspondances. Rien en cet essai n'est fermé ou ne requiert quelque prénotion, parce qu'il est bâti justement sur une profonde ignorance. Les plus habitués d'entre vous reconnaitront à travers ces lignes l'influence patente de certains écrivains et philosophes, car cette influence existe bien, mais cet essai en est alimenté seulement, il n'y renvoie pas ; et cela vient de ce que je ne suis moi-même pas assez connaisseur pour entreprendre un essai philosophique en tant que tel. C'est que la qualification d' "essai" revêt depuis longtemps un caractère intrinsèquement intellectuel, savant, nourri.
Mettons que cet essai répond à la seule définition originelle du terme, soit qu'il n'est autre qu'une tentative, celle de la construction d'une réflexion, et qu'il ne revendique rien d'autre que son propre propos. Ce dernier sans doute sera quelquefois maladroit et peu conventionnel, sans doute ne sera-t-il pas toujours pertinent, pas toujours justifié, sans doute l'absence (délibérée ou non) de références se fera-t-elle ressentir, et soulignera-t-elle tout le poids de la subjectivité, de l'intuition, sources que l'on considère d'habitude peu fiables et compétentes.
Mais a-t-on besoin de s'en excuser puisqu'il s'agit justement d'un essai ?