Devant mon bureau, à quelques mètres de mon visage, je contemple la vie des autres. Devant mon bureau, j'ai une baie vitrée qui me dévoile soixante fenêtres, comme autant de portes ouvertes vers d'autres dimensions. Souvent, quand je m'assoie pour écrire, il est tard, il fait déjà nuit et les fenêtres sont illuminées. Parfois, certaines sont noires. Rideau, absence de lumière, stores, elles ne se laissent pas apercevoir et se fondent dans la façade sombre. Mais d'autres révèlent leur intimité. Elles représentent une source infinie d'inspiration pour moi, elles sont autant de passages,autant d'histoires, autant de souvenirs... J'y observe des dizaines de vies, des scènes qui restent gravée dans ma mémoire.Je ne vois pas pourquoi je devrais avoir honte de faire ça. Eux aussi peuvent me voir, seule, assise et la tête tournée vers leurs formes qui se dessinent, vers leurs visages, perdue dans mes pensées.
Ce soir là, il doit être aux alentours de vingt-deux heures, j'ai mon ordinateur ouvert devant moi, des feuilles partout sur mon bureau, j'ai écris toute l'après midi et je me sens un peu vide. Comme si j'avais épuisé toute l'inspiration qui m'était apparue d'un coup, sans prévenir, alors que je me préparais à manger. Je m'étais jetée sur mes brouillons, j'avais rectifié, inventé, créé. Et me voilà renversée sur ma chaise, le regard dans le vague.
Est-ce que j'arriverais à finir ce roman ? Une fois, j'avais parlé avec une femme qui disait ne pouvoir écrire que dans la solitude. Je n'arrive pas à me dire que je vais vivre seule. L'imaginaire est ma seule raison de vivre, écrire, faire ressentir des choses, parler sans être interrompue à travers mes créations. Si j'arrête de m'exprimer, je meurs. Mais alors, devrais-je passer ma vie seule pour continuer de m'exprimer ? Je ne le pourrais pas, j'ai trop besoin de partager, l'écriture c'est avant tout le partage, de ses idées, d'une partie de soi. Cette femme devait être sacrément égoïste.
Ah !Une fenêtre vient de s'éclairer. Mon attention se reporte sur la façade. La pièce illuminée est une salle à manger. Sur un pan du mur, je vois une bibliothèque. Une belle bibliothèque, bien fournie, bien sûr à cette distance, je ne peux pas en deviner les titres, mais l'homme qui est rentré me semble être quelqu'un de connaisseur. Il va à la table et saisit un paquet de cigarette. La femme qui doit être sa compagne entre à son tour et lui parle. J'aimerais savoir qu'est-ce qu'elle lui dit. Peut-être qu'elle lui conseille d'arrêter de fumer, peut-être qu'elle lui parle du pain qu'elle doit acheter demain matin, peut-être qu'elle ne lui parle pas, qu'elle chante...
Un jeune garçon fait à son tour son entrée. Je devine un visage assez fragile, mais qui sourit. Sa mère l'embrasse sur le front,tendrement. Ils ont l'air d'être de bons parents, pour ce garçon fragile, dont je vois parfois la chambre juste à côté, avec des murs rouges et ses posters des Beatles accrochés avec passion. Je le vois travailler, écouter de la musique, s'esclaffer devant un film. Le garçon quitte la salle à manger, les parents s'assoient, boivent une tisane, fument en discutant.
Mon regard passe sans plus de transition à une autre fenêtre. Tout en haut, vers les combles, je ne peux voir qu'une femme qui se déshabille. Le rideau qui se ferme, la lumière tamisée qui filtre à peine. Je ferme les yeux, je me sens engourdi, mes idées ne sont pas très claires, pourtant, je n'ai pas bu. Je pense à plein de choses en même temps et je ne m'arrête nulle part, comme si j'explorais un océan sans fin et que je ne trouvais nulle part où jeter l'encre. Je soupire, je n'aime pas cet état là, où je ne sais pas si je suis triste ou heureuse. Je me sens un peu nauséeuse,mais je n'ai pas tellement sommeil. L'écran de mon ordinateur est toujours allumé, sa lumière perce à travers mes paupières. Je le repousse et lève la tête. Beaucoup de fenêtres sont encore allumées.
J'en regarde une au hasard. Il n'y a personne. Je peux voir une cuisine, avec une jolie horloge murale et un mur jaune. Le plafonnier émet une lumière crue, mais qui se reflète agréablement sur les outils en inox accrochés au plan de travail. Il y a une corbeille de fruit qui déborde presque, une tablette de chocolat à moitié mangée.Dans la pièce à côté, les canapés de cuir marron se font face,séparés par une table basse sur laquelle s'accumulent les magasines. J'entends une mélodie dans l'appartement à côté du mien. Brahms. Une fille qui joue du piano aussi bien qu'un professionnel et pourtant elle a apprit seule. Un été à Londres je l'avais entendu jouer, celle mélodie. C'était une sorte de fascination désintéressée, comme dans un souffle, on était captivés un instant et la pression se relâchait dans les dernières notes. Elle avait un don, de sorte que je ne me lassais jamais de l'entendre, même à des heures improbables, même quand elle me réveillait, je l'écoutai toujours avec une passion toute neuve, pure, et je m'enfonçais dans les profondeurs de mon océan.
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Déclinaison amoureuse
Short StoryQuelques nouvelles du recueil "Déclinaison amoureuse". “Love is a smoke raised with the fume of sighs; Being purged, a fire sparking in lovers’ eyes; Being vexed, a sea nourished with loving tears. What is it else? A madness most discreet, A chock...