L'amour sans réciproque
A tous ceux qui préfèrent aimer qu'être aimé.
Le silence régnait. Ici, la voix du coq annonçant les lueurs de l'aube était indistincte. La douceur du soleil caressait mes yeux, malgré l'obscurité des lieux. Ainsi j'attendais, patiemment, à une dizaine de mètres de Géricault, l'arrivée de monsieur Martin.
Je n'eus pas à subir la solitude si longtemps : il apparut dans mon dos tel un spectre. Doté d'un visage creux mais d'un ventre étonnamment rempli, l'homme parlait avec un accent paysan et beaucoup plus confortablement que moi. Il se présenta rapidement, j'en fis de même.
- Alors comme ça p'tit, dit-il, t'es en deuxième année de droits ?
Je m'empressai, intimidé, de hocher vivement la tête. Il écarquilla ses yeux, d'un air impressionné.
- Je t'avoue que je n'ai jamais compris comment vous faisiez pour retenir tous ces décrets à la lettre près, ça m'a toujours stupéfait votre charabia. Y a tellement de différences qui se tiennent pour tout le monde, prescrites par les lois. Alors que finalement... on reste tous soumis aux lois de la nature et à la même fin qu'eux.
Mon regard joignit le sien, sur cette étendue, vaste, immense plaine : l'ultime dortoir de l'être humain. Tous serrés, suffoquant, les uns, puis encore d'autres, se distinguaient par de simples symboles religieux si représentés sur leurs lits marbrés qu'ils se banalisaient jusqu'à qu'on ne les remarque plus. L'horizon se jetait sur les alentours de Paris : nous étions l'ombre de la ville lumière, le silence du brouhaha du périphérique, son cœur dont on hume le destin charnel. Combien étaient-ils face à nous ? Combien de requiem avait-il fallu chanter pour tous ces individus ? Je me sentais confus de les surplomber depuis cette butte, alors qu'ils étaient si nombreux. Être vivant n'était pas une raison pour dominer.
- Et donc, reprit Monsieur Martin, t'as profité des grandes vacances pour réaliser un stage ici ?
Je répondis qu'en effet, j'apportais un gigantesque intérêt à rendre hommage dignement à nos aïeux et à nos prédécesseurs, en expliquant de même que j'aimerais plus tard que ma progéniture entretînt mon nom et ma dépouille.
Je ne révélai cependant pas ma misère étudiante, qu'il m'arrivait de jeûner plusieurs jours d'affilé ou que j'attendais toujours ma bourse. L'inflation et la montée des prix attaquaient et égratignaient mon portefeuille chaque jour. Un job d'été tel que celui-ci ne pouvait que panser mes griffures, même si cela ne serait pas assez curatif pour mes plaies profondes du loyer étudiant.
- Fantastique ! s'exclama-t-il. Tu vas pouvoir découvrir si cela te passionne. C'est exceptionnel d'être gardien dans un tel endroit. Mais t'es un sacré p'tit chanceux, toi ! On n'offre pas à tout le monde ce rôle, surtout au Père-Lachaise !
Je ris légèrement et respectueusement -comparé à lui- en admettant qu'être dans ce patrimoine Unesco était une expérience formidable. Il me l'accorda, et lâcha un soupir, en s'exclamant fièrement que beaucoup de sépultures réputées reposaient ici. Il me désigna des cénotaphes de la division 12 glauques et lugubres, qui -selon lui- illuminaient ses journées.
***
Monsieur Martin me donna un plan du cimetière et quelques tâches à réaliser. Tout était, à vrai dire... assez simple. Quelques pierres tombales demandaient de l'attention à la division 42, j'aidais des malheureux, des touristes, à se retrouver dans le labyrinthe funèbre alors que j'étais identiquement perdu; j'assistais à l'accueil du Columbarium crematorium...
Je sentais un certain malaise au début dans ces lieux et ne comprenais pas comment Monsieur Martin osait déguster son café en face de Félix Faure. Mais après deux semaines complètes de ce stage, je vous avoue m'être senti quasiment à l'aise, et il m'arrivait parfois même de parler aux tombes. Comme celle de Proust à la division 85, où je lui déplorais ma fainéantise à lire l'entièreté d'A la recherche du temps perdu. Pour autant, juste avant de débuter toute discussion avec un mort, je vérifiais tout de même que j'étais seul et qu'aucun œil intrigué vienne flairer et juger mes sujets de discussion. J'aurais paru psychopathique, puis je ne souhaitais être espionné !
Pourtant, j'avais croisé un nombre incalculable de visiteurs faire cette même activité étrange. Ils ne venaient pas se recueillir, mais échanger comme tout être censé vivant, à un être censé mort.
Je ne parlais heureusement pas de ces immondes fans franchissant les barrières de sécurité pour saluer Jim Morrison et laisser de leur semence putride sur cette tombe. J'en avais déjà pris un qui embrassait la stèle et lâchait son mégot sur le soubassement. Enflammé, je l'avais rapidement dégagé d'ici : il avait failli rejoindre son chanteur favori.
Non moi, je parlais de ces hommes, robustes et forts : ces lions ardents du quotidien qui déploraient et lâchaient leurs larmes ici, en face de leur mère. Certains étaient si sensibles que leurs pleurs transperçaient la terre jusqu'à toucher le caveau de leur génitrice. Alors généralement, lors de ce déluge privilégié, je reculais et éloignais toute personne qui pourrait les déranger. Car oui, je le sentais parfois, ce frôlement fantomatique, qui venait de l'esprit du revenant afin d'entourer et câliner son âme, sans énoncer les mots « Je suis là ». Je sentais cette atmosphère et ces ondes qui tenaient à recoudre le cœur déchiré de ces pauvres gens endeuillés.
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Amour sans Réciproque
General FictionAu père Lachaise, depuis 20 ans, de midi à minuit, un homme fixe une tombe. Pourquoi ? Une histoire d'amour qui ne fut jamais partagée... Où un seul être est aimé, où un seul sut aimer. Que découvrira notre gardien à son sujet ? Voici la révélation...