L'Homme du 49

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   Ce stage m'avait redonné foi en l'humanité. J'avais compris qu'importait la langue, les chants, les croyances, les origines, le défunt : tous étaient dotés de cette humanité qui m'avaient remonté le moral. Oui, je me rendais compte que nous n'étions pas tous obnubilés par l'argent : cela me rappelait certaines priorités de l'existence... L'environ et les allées de cet endroit étaient certes maussades, mais révélatrices de la sensibilité philanthrope et effaçant tout instinct primitif et sauvage de l'Homme.

   Hélas ! j'aimerais tellement aider davantage ces humains n'attendant qu'une réponse, qu'un message d'amour de leur disparu. J'aimerais leur donner mes bras pour les serrer, les rassurer, leur signifier que tout irait pour le mieux. J'aimerais promettre le bien et effacer le mal de leur pensée : comprendre comment les encourager à aller de l'avant. J'aimerais. Comme pour l'Homme du 49.

   Oui, l'Homme du 49, il exhalait la peur, comme la tristesse et tant d'autres sentiments, cachés sous son cœur de pierre. Dur, il ne paraissait guère apprécier les jacassements. Il ne nous confrontait pas lorsque nous lui annoncions qu'il fallait quitter le cimetière, mais alors ses mouvements semblaient lourds, épuisés.

   Monsieur Martin m'en avait rapidement parlé, lorsque je l'avais remarqué dès les premiers jours.

  - C'est un homme âgé, avait-il commencé à expliquer, qui vient perpétuellement de midi à la fermeture du lieu. Il vient toujours seul, accompagné de deux chaises pliables en toc. Comme d'habitude, il les ouvre et les installe la division 49, vers une tombe remplie de mousse et de mauvaises herbes, un peu vers la gauche de celle de Delacroix. Il y a toujours deux chaises : une où il est assis, ainsi qu'une vide. Il arrive constamment avec un paquet de cigarettes et un briquet rouge, mais je ne l'ai jamais vu fumer. Sacré type ! eut-il conclu.

   Je me souvenais avoir demandé à monsieur Martin depuis combien de temps cet homme agissait ainsi, mais il ne sut me le dire.

 - Il y a bien des années maintenant ! Auparavant, il venait davantage plus hâtivement observer cette tombe : la vieillesse l'a simplement rattrapé. Il n'y a plus que la Mort qui l'attend. Un individu vivant dans son passé depuis des décennies... Il se décompose déjà sur sa chaise toute crasseuse. Sa peau jaunit, peut-être que l'achever serait une bonne solution.

   J'ignorai sa dernière phrase et hochai d'un coup de la tête. Il était fascinant, pourtant terrifiant, cet homme. Dès que je passais à la Division 49, je le saluais même s'il n'avait pas l'air de m'entendre. Il avait presque la peau sur les os, avec des vêtements trop amples pour lui. Ses quelques cheveux blancs restant tombaient petit à petit. Il ne portait aucun bijoux. Ses pieds étaient recouverts de chaussures en cuir, abimée et usée par le temps : ses lacets se mêlaient indistinctement, couvertes de boues. Sa veste était marron âcre. Ses ongles longs paraissaient noircis. Son pantalon, chromatiquement identique aux sapins, s'allongeait jusqu'à atteindre sa cheville. Son apparence était fade : ses oreilles pointues, sa forme dégarnie ou même son nez aplati dégouterait n'importe quel passant qui par malchance se serait rendu en ces lieux. Moi, il me marqua.

   Je ne fis que penser à lui, les jours qui suivirent. Que ce fut lors de rondes, lors d'exhumations rarissimes ou d'entretiens des tombes, une question m'obnubilait continuellement : Qui était-il ? L'Homme du 49 était si mystérieux. Quant à la personne à qui il rend visite, pourrais-je avoir des noms ?

   J'avais scruté le nom sur la stèle alors qu'il repliait sa chaise pour s'en aller. Néanmoins, je ne vis rien. Et je ne voulus plus chercher sous toute cette mousse envahissante me repoussant : en me retournant, j'avais croisé l'un de ses introuvables regards rouges flamboyant qui me brulaient d'embarras. Je lui avais demandé s'il souhaitait un nettoyage de semi-professionnel gratuit offert par le cimetière, mais il refusa nettement. Je n'insistai point, et le voici qui continua l'inactivité de sa vie.

   J'évitais maintenant de passer par l'avenue Eugène Lacroix. J'avais senti une gêne profonde et je m'obligeai à prendre des détours parcimonieux. Son silence et sa patience infinie m'attiraient. Une véhémence avait attrapé mon cœur, mais la situation était si étrange qu'il valait mieux que je régresse. Dès que je l'apercevais de loin, du rond-point débutant l'avenue, la venue d'un souffle froid m'ébouriffait et me frissonnait. L'Homme du 49 était une sirène : il perturbait mon esprit et transformait mon atmosphère en chantant le silence pour que nous nous rapprochions. Un élément le différenciait de la créature mythologique : il existait, lui.

   J'avais beau échappé au charme malfaisant, ces quelques semaines : un soir je tombai. Le soleil s'écroula et la lune se releva. Depuis, le soleil me parait lune, mais lune demeura lune. Le jour devint nuit, mais la nuit demeura nuit. Oui, et ce soir-là, plus aucune étoile ne brilla durant l'entièreté de ma vie.

Amour sans RéciproqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant