Isaac

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   L'Homme me proposa sa chaise, ce que j'acceptai silencieusement. Je n'osai pas contester de m'assoir même si l'odeur me répugnait. Je sentis l'air nauséabonde du siège fragile en m'asseyant dessus. Sa souplesse limitée se fit percevoir par des crissements retentissants. Le dossier ne m'envouta point et courbé comme lui, je le vis me jetant un regard pesant qui prit cependant une légèreté digne d'une plume dès qu'il commença son récit.

   Il caressa une dernière fois les courbes de la stèle. J'eus paru invisible quand il jouissait de passer ses doigts sur l'épigraphe. Ses yeux fermés, il imaginait un monde aux horizons infinis où le bonheur règnerait : son passé sûrement, était son jardin d'Eden. Il lança un baiser vers la tombe et se tourna vers moi, tremblant, respirant bruyamment. Puis expirant une ultime fois, il commença :

  « Je parais sûrement brusque et d'une bizarrerie inéluctablement déduite par mes habits et mon attitude. Je ne le suis pourtant pas, je vous assure. Surtout prévenez moi aussi si par malheur, je vous offense avec une quelconque remarque. Vous savez, à force de passer mon temps dans le cimetière, je parle aux vivants comme vous parlez aux morts. »

  Je hochais la tête, avec entente.

  « Voici bientôt une dizaine d'années maintenant que je ne suis plus la route de la vie. Je suis décédé un 29 septembre 2014. Mes dernières paroles furent un silence. Je n'ai pas le moindre souvenir d'avoir rencontré la Faucheuse. Je n'ai pas le moindre souvenir d'avoir demandé les clefs de saint-Pierre. Je n'ai pas le moindre souvenir du paradis ou de l'enfer. Je tombe dans les abimes incessamment, en priant qu'un jour le sol m'atteigne. Je n'ai qu'un rêve : m'écraser. Je veux être pulvérisé. Je souhaite être compressé contre le sol, sentir mes plus infimes capillaires exploser. Je rêve que mes muscles se déchirent en tissus émiettés, que mon corps soit étalé en morceaux. Je songe à ce que mes os se déchiquettent, produisent des fragments de moi qui se disperse tout aux alentours. Je souhaite que mes globes oculaires sortent puis s'expulsent de mon crâne afin que je puisse voir la véritable noirceur du monde où les Hommes n'apercevront que la rougeur du sang giclant sur leurs faces. Les fractures doivent parcourir l'intégralité mon corps. Ma cervelle visqueuse doit finir en bouilli tandis que mon estomac doit être broyé. Que cet éclat soit violent, radical, puissant. Ainsi, je sortirai de prison. Personne ne comprendra que je serai libre, car je serai à ses côtés. »

   Il prit une pause alors que la rage l'envahissait et calma ses nerfs avant de reprendre :

   « Elle me manque, vous savez. Elle a toujours été différente des autres et par sa façon d'être n'a cessé de me rendre la vie. Je pourrai toujours me souvenir de la première fois où je l'ai vue.

   » Voyez-vous, je n'ai que très peu de souvenirs de mon enfance. Dans ma mémoire, je n'avais pas beaucoup d'amis en primaire. L'enfance est un monde horrible. Les petits ne distinguent pas vos souffrances, les adolescents rient de votre malheur et les jeunes adultes ignorent vos douleurs. Je ne jouais pas beaucoup dans la cour de récréation. Je m'asseyais sur le banc, balançais mes pieds en contemplant le même vieil arbre auquel une balançoire accrochée faisait des vas et viens réguliers. Ce même arbre représentait énormément pour moi. Selon la température, le ciel, les nuages, je découvrais à nouveau l'un de ses traits merveilleux que la nature nous avait laissé. Mon poing se crispait dès qu'un petit dont l'âge ne dépassait le mien le frappait du pied. Il ne m'est arrivé qu'une fois de me bagarrer avec l'un d'eux. L'enfant se nommait Isaac et avait pris une décision, ma foi, des plus étranges : le décortiquer et creuser dans son bois jusqu'à en atteindre en son for intérieur la sève précieuse qu'il en découlait. Discret au début de son opération, l'arbre vociférait face à l'acharnement. Il le griffait, le lynchait, le martyrisait. Le végétal innocent, pur et grandissime était torturé par la minuscule et impur, coupable animal. Je distinguais en dessous des écorces les plaies et les bleus se formant sur le corps de mon prochain. Ma patience ne tint plus longtemps. L'enfant, à l'échine développé et aux cuisse robustes, fut assailli par mes bras s'élançant dans son dos et enlaçant son cou. Il se débattit et me rejeta vers l'arrière. Alors que sa bousculade me mit à terre, il n'hésita point, ongles acérées, veines ressorties, visage inoubliablement contracté, à bondir sur mon torse délaissé afin de s'attaquer à mon visage. J'esquivai et me relevai soudainement, avant d'enchainer avec lui coups de poings et étranglements. La foule survint rapidement. Chacun annonçait ses paries de billes. On criait des insultes tels que 'enflure' ou 'pourriture' quand des égratignures apparaissaient. Des friandises se baladaient entre mains et bouches juvéniles. Le combat impressionnait. Les plus ingrats riaient tandis que les plus sensibles scrutait d'un œil nourrissant la curiosité affamée. Enfin, la foule se dispersa à l'arrivée du proviseur qui nous tira tous les deux jusqu'à son bureau. Des plaintes suivirent et des sanctions s'abattirent, mais rien ne m'en reste. L'unique remémoration qui me vient est ces excuses dans la cour à la suite de cette bagarre avec Isaac. Il fit preuve d'une telle sincérité que ce fut le fondement de ma plus belle et forte amitié que je connus de toute ma vie, à la fin dramatique et destructrice. »

   Il se mordit la joue et essuya la sueur froide et coulante sur son corps. J'étais absorbé dans son histoire malgré le cadre sinistre. Les hululements des exotiques volatiles nocturnes apportaient une mélancolie et une frayeur à son histoire qui n'avaient pas lieu d'être. Le souffle du vent qui me frissonnait néanmoins paraissait le chatouiller.

   « Après cela Monsieur le Gardien, reprit-il, mon enfance continua simplement avec cette amitié qui m'accompagna durant le reste de ma primaire et mon collège. Isaac avait l'aspect d'un chasseur tandis que j'étais un penseur. Il fonçait toujours la tête la première, procrastinait tout devoir demandant de l'attention, testait tout ce qui était possible. Je souriais mais je ne bougeai davantage. J'avais toujours l'esprit ailleurs mais j'étais à son écoute dès qu'il me blablatait. J'avais le rôle de son encyclopédie et dès qu'un élément l'interrogeait, je lui expliquais la définition, la cause et les conséquences. Il n'était pas le plus intelligent mais avait toujours réussi grâce à son agilité dans ses mouvements et ses interactions à sociabiliser avec énormément de monde et qui il voulait. Son langage me donnait des hics : il parlait vite en ne prononçant parfois aucun déterminant. Je m'étais plongé dans l'art poétique et admirais la vulnérabilité des expressions des poètes face à tout : ceci explique la cause de ma sensibilité du vocabulaire peu richissime de mon ami. Mais qu'importe ! Il était drôle et divertissant. J'oubliai grâce à lui, le profond ennui de l'école. J'apprenais mes leçons pour faire passer le temps. Je n'avais point de but. Mon esprit errait dans les couloirs de ma pensée et de l'école. Puis vint un jour le lycée. »

Amour sans RéciproqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant