Chapitre 21

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    Je me rendais à mon premier rendez-vous. Un rendez-vous. J'arrivais à peine à y croire. Je me répétais la dénotation du mot dans ma tête, comme une sorte de mantra : « rencontre convenue entre deux ou plusieurs personnes.» De mon point de vue, c'était un combat contre moi-même. Il fallait que je respire. Inspirer. Expirer. Alors que mes doigts se rapprochaient dangereusement de mes cils, je me figeai. Il fallait aussi que je contrôle cette fâcheuse manie de m'arracher les cils. Je repris ma marche vers le restaurant d'un pas loin d'être élégant ou assuré. En fait, je titubais presque, en me tenant le ventre. Je n'aurais jamais imaginé que mes organes puissent faire de telles pirouettes dans mon estomac.

    Les passants me dévisageaient. Enfin, c'est ce qui me semblait. Deux filles passèrent à côté de moi en s'esclaffant. Se moquaient-elles de moi ? Je n'aurais sûrement pas dû mettre cette robe qui me moulait légèrement la taille. Je devais avoir l'air ridicule. Mais ma mère avait insisté. À la visualisation du visage rassurant de cette dernière, je parvins à légèrement me détendre. Je continuais ma route jusqu'au lieu de rendez-vous lorsque je percutai quelqu'un. Oups. Je murmurai des excuses avant de littéralement fuir. Mais la personne me saisit la main.

Sophie ? dit une voix apaisante que je connaissais bien.

    Alors, je me retournai et me retrouvai nez à nez avec Keefe. À la vue de ses beaux yeux bleu glacier, mes muscles se relâchèrent, mes organes se remirent en place et mes pensées se calmèrent. C'était pour cette raison que je ne pus m'empêcher de chuchoter un petit « merci ». Keefe ne l'entendit pas.

— Dis-donc Foster, où allais-tu comme ça ?

    Nous nous tenions toujours par la main. Je répondis, interloquée :

— Eh bien, je me rendais à notre lieu de rendez-vous.

    Keefe eut un air amusé avant de froncer les sourcils. Il s'inquiétait visiblement pour moi

— Tu es déjà passée devant le restaurant, tu sais ? Il se trouve à quelques mètres derrière nous.

    Mes joues prirent une teinte écarlate. Le jeune homme, le remarquant, arbora un sourire rassurant avant de serrer un peu plus fort ma main et de m'entraîner à sa suite. Je m'en sentis immédiatement reconnaissante. Peut-être que je tombais aussi un peu plus amoureuse.

    Le restaurant italien où nous nous rendions se nommait Farfalla, ce qui signifiait papillon en italien. En effet, j'en sentais une multitude se balader dans mon ventre. Un serveur nous accueillit, affable. Il nous guida, nous les deux tourtereaux, jusqu'à notre table et m'adressa un clin d'œil avant de s'éclipser.

    Nous étions assis l'un en face de l'autre. Un silence presque gênant pesait sur nous. Mon ami se racla la gorge.

— Ce restaurant est vraiment très bien. Si la nourriture est à la hauteur de la décoration, je pense pouvoir mourir en paix.

    Le petit rire qu'il lâcha à la fin détendit l'atmosphère.

— Oui. Leurs guirlandes en forme de pâtes sont plutôt amusantes. Sans parler du papillon en papier faisant office de luminaire, admirai-je.

    De plus, les couleurs pastel de la pièce donnaient une atmosphère plus que mignonne au restaurant. Les sièges étaient en fait des fauteuils, très confortables. Je ne me doutais pas que, dans quelques instants, je transformerai le Farfalla en un lieu froid et gelé.

— Alors, comment vas-tu ? demandai-je d'un ton hésitant.

    Une lueur de tristesse passa dans le regard de mon compagnon qui fit comme si de rien n'était.

— Parfaitement bien. Pourquoi n'irais-je pas bien ?

    Un nouveau silence s'abattit sur notre table. Le regard fuyant, nous nous concentrâmes sur le menu. L'eau me monta à la bouche. Keefe demanda innocemment :

— On prend une entrée en plus du plat et du dessert ? Ces moules gratinées me font bien envie.

    Je regardai de quoi il parlait avant de hocher vivement la tête, en signe de totale approbation. La gourmandise n'avait pas de limite, surtout en des occasions comme celle-ci. Je relevai mon visage pour sourire à mon ami dont les joues se colorèrent légèrement. Je ne pus m'empêcher d'en ressentir une petite fierté. Comment ce moment en apparence parfait avait-il pu déraper ?

    Nous commandâmes alors un plat de moules gratinées à partager ainsi que des pâtes au saumon pour moi et à la carbonara pour Keefe. D'un accord tacite, nous avions décidé de commander le dessert plus tard. Même si je rêvais déjà d'une bonne pavlova. Malheureusement, je n'y goûtai jamais car, ayant pris un peu trop d'assurance, je posai cette question :

— J'espère que dans l'autre monde que ta mère dépeint, il y a des restaurants italiens aussi bons que celui-ci.

    Je devais encore travailler mon sens de l'humour. Ça, je l'avais compris.

    L'atmosphère se fit soudain pesante et la température chuta  brutalement, me glaçant le sang lorsque Keefe répondit simplement :

— Peut-être.

    Un long silence s'ensuivit. Je savais que mon ami ne m'en voulait pas. Mais j'étais aussi consciente d'avoir jeté Keefe dans la gueule de ses démons intérieurs.

    La bonne odeur des plats ainsi que leur exquise délicieuse ne purent nous délier la langue. Je m'en voulais énormément. Pourquoi avais-je donc dit ça ? Pourquoi ?

    Aucun de nous deux prit un dessert, notre appétit ayant disparu. Nous payâmes donc l'addition tous les deux sans dire un mot. Le serveur qui m'avait fait un clin d'œil me regarda, indubitablement triste pour nous. Il haussa les épaules, l'air de dire «ça arrive à tout le monde». J'aurais aimé le croire.

    Une fois sortis, Keefe et moi restâmes muets. Il m'étreignit rapidement d'un geste tendre qui me fit monter les larmes aux yeux avant de s'éloigner. Je criai :

— Je suis vraiment désolée, Keefe. Je n'aurais jamais dû dire cette idiotie. À cause de moi tu... Je suis vraiment désolée.

    Mon ami se retourna, planta ses yeux bleu glacier dans les miens, sourit d'un sourire plein de mélancolie et partit pour de bon.

Blue Eyes - Une Histoire SokeefeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant