La limace et l'aigle

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La porte s'ouvre brutalement, tapant contre le mur. Mais le vacarme n'est pas causé par la fissure nouvellement apparue, il provient en fait de la limace qui vient, à l'instant, de s'effondrer sur le sol. Cette limace se nomme Layne, un prénom pas facile à porter pour une limace, si vous voulez mon avis.

La limace, comme on peut s'y attendre, rampe, ou glisse, sur le parquet. Elle se retourne et pousse la porte avec son pied pour la fermer. La limace est classe : chaussures de villes aux pieds, on n'aurait pas dit qu'elle était limace. Pourtant, elle était rejetée parmi les autres animaux. Peut-être... peut-être que ce qui semble alors être de la bave, s'accrochant à son visage, est en vérité une larme. Ou deux. Ou un flot de.

La limace, qui n'en est peut-être pas une, glisse encore un peu, elle en fait, des efforts, et se redresse. Elle s'assoit. Et merde : un miroir. Son reflet semble plus être Layne que limace. Un visage vieux, rougeaud, boursouflé, ridé. Un visage de cinquantenaire, soixantenaire, alors qu'il a 43 ans. Une barbe de trois jours, ou plus, certainement plus. Des fosses communes sous des yeux desséchés : abus d'utilisation de la molécule H2O, elle ne reviendra plus, tout à l'heure était la dernière fois.

Le costume de soirée arrange cette apparence repoussante, pour ne pas dire répugnante. Mais... ce n'est pas suffisant. Appartement vide, comme si Layne venait d'emménager, un emménagement de quinze ans. Pas d'identité. Peut-être tient-il finalement plus de la limace que du Layne.

"Et merde : un miroir" car son reflet le dégoûte. Pour la première fois, la limace se relève. Elle observe sa tronche, lève le poing et frappe.

Frappe frappe frappe.

Les doigts en sang. Mais au moins, son visage est fracassé, il est brisé, illisible, invisible, et donc il n'existe plus. Il n'existe plus. Il n'existe plus.

La limace ramasse une bouteille, qui traîne, parmi les dix milles qui traînent. Elle l'ouvre, geste apaisant, enfin un truc qu'il sait faire.

Une gorgée. Deux. Trois. Plus. Trop.

Et raté. Pas de flashback. Tu t'y attendais pas, hein ? Pas de flashback d'une femme qui l'a quitté. Non. Pas de flashback d'enfants qui le détestent. Non. Pas de flashback d'un parent décédé. Non.

Rien que le vide.

Le vide.

Le vide de l'existence.

Le vide de son existence.

Le vide d'une existence de limace. Tu t'attendais à quoi de la part d'une limace ?

Il n'y a personne, à part la solitude. Ah oui, elle prend de la place elle. Mais au moins elle lui tient compagnie. Elle est fidèle, elle. Même sous des projecteurs multicolores, entouré de centaines de personnes, musique à fond, elle est la seule à prendre soin de la limace, à se préoccuper d'elle, à s'assurer qu'elles gardent toujours contact.

Cette putain de limace. Qu'est-ce que Layne la déteste. Il la hait. Il veut la tuer. Devenir un lion. Un aigle. Oui, un aigle. Majestueux, sûr de lui, libre. Pas prisonnier du sol, comme l'est la limace.

Pour ses derniers instants de limace, la limace n'est plus. Layne se lève, difficilement. Il est limace depuis 43 ans. Aujourd'hui, il est sur ses deux jambes, la limace n'est plus. Il marche, majestueux, sûr de lui, libre. Il marche, il avance, ouvre la fenêtre.

La nuit parisienne est si belle. C'est la première fois que Layne la voit. Il est aigle. Il perçoit chaque pas sur les pavés, chaque odeur de légume cuisiné, chaque imperfection de la rambarde de fer, chaque étoile dans le ciel pollué.

Enfin, il est libre. Enfin, il est aigle.

Il vole

.

FIN

Mal de fêteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant