"Etes-vous malade Raphaël ?" L'homme en blouse pointe la lampe sur mon visage, l'air déjà convaincu. Je suis censé répondre comme si la moindre de mes réponses pouvait changer la donne. C'est notre petit jeu depuis quelques jours. Comme si quelques mots pouvaient influer sur mon destin, mais on le sait, les mots sont devenus inutiles, vides de sens, seuls résonnent les cris maintenant. Je suis allongé sur cette table, mains, pieds et tête fermement immobilisé par des sangles en cuir usées, humides. Tout mon corps est humide, je ne sais pas si c'est la sueur ou la pluie de dehors qui s'infiltre dans les fissures de cet espèce de bunker du Ministère de la Sanité.
Des jours ou des semaines, je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici, dans la même position, à répondre en permanence aux mêmes questions. Au début, je faisais attention à chaque réponse, c'était ça les premiers jours, on essaie de réfléchir pour donner des réponses sensées et précises aux tests qu'ils nous présentent. Mais là, je ne cherche plus à faire sens, je réponds, c'est tout. Ils m'ont rasé le crâne, m'ont mis dans une combinaison blanche, blanche, comme tout ici. Tout est blanc mais sale, un eden médical souillé.
Une voix perce mon crâne comme un foret, toujours la même, toujours le même accent de vieux psychiatre allemand. "Raphael ?" - "Non Monsieur, je ne suis pas malade, et vous n'êtes certainement pas médecin."
Il recule la lampe et approche son visage, celui d'un homme en fin de la cinquantaine, aux cheveux et à la barbe complètement blanche, une face ronde, derrière des lunettes carrées, des petits yeux qui me transpercent. Je lui trouve un air d'un instituteur assez lointain, malgré son âge, il arrivait toujours à mettre des torgnoles, faisant tomber certains de mes camarades dans les pommes. Cet homme là, ce "psychiatre" qui me sonde depuis des semaines, à l'air calme, observateur, avec une certaine prestance qui m'empêche de simplement lui cracher à la figure, je ne connais pas son nom, juste sa voix, son visage. Vision d'angoisse pour le moindre de ses patients, "Mais vous verrez Raphael, chacun de mes patients, une fois la raison retrouvée m'a remercié." C'est ce qu'il disait.
- Si vous n'êtes pas malade, alors pourquoi êtes vous ici ?
- C'est une erreur, un malentendu, une conspiration. Je n'en ai aucune idée mais je suis en bonne santé.
Je me lamente, lui, continue de me regarder fixement, l'air insondable, c'est moi qui me fait transpercer par son regard. Il ne veut pas me laisser avec ses réactions à lui, il veut me laisser avec moi-même, c'est tout. Comme si je parlais à un ricocher, toutes ces questions c'est à moi-même que je les pose.
- C'est des foutaises, ça fait des semaines que je vous le dis, je suis sain.
- Prouvez-le moi dans ce cas. Vous rappelez-vous de la définition de l'Insanité ?
- Non. Je le regarde dans le blanc des yeux, je ne veux pas me rappeler, car si je laisse ce qu'il me dit rentrer dans le crane, je le laisse lui aussi rentrer. Il prend alors un air professoral, et marche tout autour du lit, de sorte à ce que je ne puisse plus le voir, sa voix tournoie autour de moi. Je ne vois que la lampe du plafond blanc.
- Selon la psychiatrie moderne, "L'Insanité définit la perte de raison d'un individu, une dissociation de sa perception par rapport à la vérité, une impossibilité à reconnaître ou se souvenir de ses actes (semblables aux symptômes de psychose). Des idées dangereuses pour la cohésion de la Patrie et du terrorisme intellectuel (trouble destructeur et auto-destructeur entre autre)." Il s'assit à nouveau sur le tabouret juste à côté de la table, attendant un moment avant de demander : "En quoi seriez-vous sain ?"
- Car je le sais ! Je sens que je ne suis pas malade bon Dieu !
- Raphaël, regardez-moi. Il rapprocha son visage, posant sa main glaciale sur mon bras. L'Insanité est comme la mort, si ce n'est pire. Quand vous êtes morts, vous ne le savez pas, c'est pour les autres que c'est une souffrance. Quand vous perdez lentement la raison, la perception du réel, vous ne savez pas que vous pourrissez de l'intérieur. Et vous faites souffrir les autres Raphael, vous les faites souffrir de l'odeur de matière grise qui pourrit, vous les faites souffrir de vos comportements dangereux.
- Est-ce que ma femme va bien ?
- Vous n'avez pas de femme Raphael, vous n'en avez plus.
- Quoi ?
Il me regarda, l'air impassible, pendant des secondes, des minutes peut-être, espérant peut-être que je me rappelle de quelque chose. Il me regarde comme un dément, comme si quelque chose en lien avec ma femme était une évidence absolue, une vérité génerale.
Il va vers un coin de la pièce, ou se trouve un tiroir métallique, il revient avec quelque chose qu'il tient dans ses mains fripées, il me montre la photo qu'il tient de ses gants blancs.
Mes muscles se raidissent. C'est un cliché d'une femme, la peau pale tachée, recouverte de rouge, nue sur un lit. Elle est couverte de stigmates bleu et violets, et son visage est manquant, manquant comme disparu, arraché, comme si il avait été râpé, ce qu'il y a a la place à l'allure de la viande hachée en conserve du Parti, seuls deux orbites et une dentition sont reconnaissable parmi cet espèce de pâté de tête. Les seins sont droits, mais endommagés par quelconque trace de brûlure. Une large entaille parcourt son ventre, comme si quelque chose en avait été extrait. Un simple sac de viande et de sang, je pense.
Marie, ma Marie. Je sens la bile me monter, je m'étouffe dedans et il est obligé de détacher les sangles de ma tête pour me laisser vomir dans un seau. Je sens la sueur couler dans mon dos, sur tout mon corps.
- Qu'avez-vous fait à Marie.. Qu'avez-vous fait à ma femme !?
- Je vous retourne la question. C'est vous que nous avons retrouvé à côté de son corps. Ne vous en souvenez-vous pas ?
- Non, non non ! Ce n'est pas possible.
Il ne répond pas. Me laisse à nouveau seul face à mon propre reflet.
- Raphael, vous souvenez-vous de l'enfant ? Je me fige, tous mes muscles sont tendus.
- Quel enfant ..?
- Vous attendiez un enfant, Raphaël.
Le temps semble s'arrêter. Je sens une piqûre dans mon bras mais je ne vois rien. Je sens mes sens se brouiller, il n'y a plus que sa voix.
- L'Insanité vous fait réfuter la réalité de ce que vous avez fait Raphaël, votre perception de la réalité est biaisée. Cette photo que vous avez vu n'est pas en couleur Raphael.
- Quoi ? Mais j'ai bien vu des couleurs..
- Il n'y a jamais eu de couleur sur une photo Raphael, tout ce que vous avez vu était votre souvenir de la scène. Votre souvenir inavoué, inavouable. L'Insanité pousse à la démence, à la violence extrême, les idées et les actes barbares.
Une impression puante de résignation, la sensation de se sentir pourrir. L'impression d'oublier chaque mot que je veux dire. Mais l'oubli est sûrement caractéristique de l'Insanité je suppose à ce moment-là. Je l'accepte. Je ne parle plus, n'entends plus. A quoi cela servirait-il d'ouvrir les yeux pour accumuler de nouveaux souvenirs, puisque dans quelques secondes je les aurai déjà oubliés ?
- Vous êtes un malade Raphaël, un malade qui se refuse, mais nous pouvons vous soigner. Arcain le peut. Imaginez-vous Raphaël, un enfant assis près de son lit, qui prie, qui prie à en pleurer. Il prie Arcain, son guide, de soigner son papa qui est malade. Cet enfant, c'était vous pas vrai ?
Les minutes défilent, se confondent de manière brouillonne, je ne sais pas quand s'entrechoque comme des blocs de constructions chaque pensée, comme si tout ne faisait qu'un. La migraine s'accentue. Alors dans un dernier effort de ma conscience je demande, du moins tente d'articuler "Soignez-moi." Je sais que c'est déjà en cours.
Je sais que le médecin apporte le pic à glace. Je le supplie dans un râle que tout s'efface. Tout, même les souvenirs, pour rester martyr. Mon visage se tord et je sanglote alors que je sens la pointe entre mon globe et l'os. "Pardon" je demande, à qui je le demande ? Je n'en ai aucune idée, je ne sais seulement que le fœtus, laissé dans l'évier, en aurait voulu un. Un pardon. Un pardon de son papa.
Un coup net, précis, tout se brouille, tout stimuli semble transpercer avant de cesser complètement. Ne plus rien avoir. Être enfin soigné.
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PROFRANLIE - Une Patrie, un Guide, un Remède
Short StoryRecueil de nouvelles dystopiques, en besoin de critiques de la part de lecteurs volontaires ;) TW : Certaines nouvelles ont des thèmes très durs autour de la violence.