Ouverture

278 18 14
                                    

Il n'a pas réalisé qu'il s'était endormi. En même temps, personne ne le réalise jamais, et ce n'est pas plus mal : il ne se l'aurait pas autorisé sinon. Gabriel émerge de son sommeil lourd et saccadé, encore plus fatigué qu'il l'était avant de s'endormir. Il y a un brouillard désagréable dans ses pensées, il est donc obligé de prendre un moment pour se restituer dans le contexte: il est dans un train, il est parti de Calais, il va à Marseille. Il était en train de relire son discours pour l'ouverture d'un centre de jeunesse - ce même discours qui est à présent légèrement froissé et éparpillé en partie sur la tablette en face, et en partie sur ces genoux. Il a un mal de crâne. Il a oublié de laisser un billet à la voisine qui garde Volta, pour qu'elle rachète ses croquettes. Il va devoir lui faire un Lydia. Il fait nuit, et il se rend compte progressivement que le train est arrêté, et que Michel est en train de lui parler.

Il lève les yeux en supplice, en espérant un peu d'indulgence. Michel, l'homme pertinent qu'il est, se tait et lui offre un regard moyennement compatissant.

- Pardon, - sa voix grésille un peu. Gabriel continue. - Ça vous dérangerait de répéter?

S'il se fie à son expression faciale uniquement, Gabriel à l'impression que la seule chose qui dérangerait potentiellement Michel serait une explosion nucléaire. Et encore.

- Une panne électrique est survenue sur les voies, Monsieur. La SNCF annonce que le train ne pourra pas reprendre la circulation avant demain matin. Navré.

Gabriel fronce les sourcils. Un sentiment de fatalité s'installe dans sa poitrine avec une dégoûtante facilité - ou bien c'est la fatigue, il n'est plus sûr de rien à ce point. Il tente quand même de trouver un angle sous lequel le verre apparaîtrait plein, si non à moitié, au moins au quart :

- Qu'est ce qu'on entend par "demain matin" précisément ? il demande à Michel, s'accrochant au peu d'espoir qu'il lui reste. S'ils repartent vers - il vérifie l'heure sur son portable : minuit passée - quatre heures, mettons, il pourrait, potentiellement, ne louper que le tout début. Voire être là pour la fin du café d'accueil. Il lui resterait même peut-être un dernier mini pain au chocolat caoutchouté, ou du jus multifruit beaucoup trop tiède, ou...

Michel hausse les épaules d'une manière beaucoup trop flegmatique, étouffant toute lueur d'optimisme.

- Pas avant huit heures, selon les estimations. Neuf heures moins quart, au plus tard.

Et merde.

Gabriel cache son visage dans ses mains et expire, fort. Il se laisse le luxe de deux entières secondes de silence, de l'illusion d'être caché du reste du monde. Puis il ressurgit de son abri éphémère et reprend avec un degré d'exaspération qu'il n'arrive pas à masquer :

- Qu'est ce qui a pu leur arriver, à leurs foutus voies, que ça prend autant à les réparer?

Sept heures, ça fait une bonne nuit de sommeil ça, remarque une petite voix insupportable dans sa tête, mais Gabriel repousse la pensée avant même qu'elle finisse de prendre forme. Il n'a pas le temps pour des conneries du genre, plus maintenant.

- Une vache a mangé un générateur, Monsieur.

Un moment de silence s'installe et s'étire entre eux comme un carambar.

- Une... vache? dans l'impossibilité de se taper la tête contre la tablette en face, Gabriel se permet une petite toux de politesse.

- Tout à fait, Monsieur. L'animal va bien pour autant, pas d'inquiétude.

Gabriel hoche la tête, machinalement. Pas d'inquiétude alors. Fantastique.

Il se repose contre le dossier de son siège et couvre ses yeux d'une main.

- Et bien, soit. Installons-nous pour la nuit alors. Au moins il y a du wifi.

D'une toux impeccablement théâtrale Michel l'empêche de refermer les yeux, mais ne continue pas, comme s'il attendait un "lu et approuvé" avant d' achever Gabriel complètement.

- Je vous écoute, dit Gabriel d'une petite voix.

- Je crains qu'il faudra évacuer le train, Monsieur. Par mesure de sécurité.

Par mesure de sécurité Gabriel aurait finalement dû se lancer dans le théâtre, au lieu d'atterrir dans ce cirque. Mais bon, il faut faire avec ce qu'on a.

- Si vous m'annoncez que la SNCF veut faire camper une centaine de personnes au mieux des champs toute la nuit, Michel, je risque de mal le prendre.

- La commune de Saulieu mettra à disposition des navettes jusqu'au gymnase aménagé, pour héberger les passagers.

- Un gymnase...

- Aménagé, Monsieur.

Gabriel le regarde droit dans les yeux avec toute la gravité qu'il peut trouver au fond de soi. Même par des jours meilleurs, il n'en avait pas une large réserve. Michel a l'arrogance de ne pas montrer un iota de perturbation. Gabriel envisage les options disponibles: réveiller quelqu'un en pleine nuit pour venir les chercher de Paris? Ils en auront pour six heures encore, et l'ouverture du centre, on l'oublie. Prendre un avion? Et - quoi, le faire atterrir dans les champs aménagés de la commune de Saulieu? Ridicule.

Gabriel accepte alors sa défaite avec un long "pfff" - des défaites, il commence à en avoir l'habitude. Il pense (espère) en avoir une petite marge avant que le vase ne déborde, mais elle se réduit de jour en jour. Au moins, il est assez certain de n'avoir aucun média sur les lieux avant l'aube. La commune de Saulieu a cet indéniable avantage d'être plantée au milieu de nul part, s'il croit le check rapide sur google maps, et il est beaucoup trop tard pour une mobilisation immédiate. Avec un peu de chance, tout ce qu'il aura à subir c'est un plancher modérément inconfortable et quelques photos fortuites sur Insta. Rien de catastrophique s'il s'abstenir à dormir la bouche ouverte avec un filet de salive sur son col. Pratique alors, qu'il ne compte pas dormir tout court.

- Et bah, qu'est ce que vous voulez que je vous dise. - Il passe la main dans ses cheveux. Il est fatigué. Sa voix n'a plus trop d'intonation. - Partons à l'aventure.

Michel acquiesce la réponse d'un geste précis et discret, et avance à l'arrière de voiture, supposément pour organiser le départ de l'équipe. Gabriel reprend son téléphone pro et fixe la fenêtre de la messagerie sécurisée d'un regard vide.

"Bonsoir Emmanuel", il commence à écrire, "je me permets de te prévenir..."

NocturneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant