Chapitre 2 - Dan, J-7

19 4 4
                                    

J-7, Chicago, 20 h 12


Le regard des autres m'a toujours fasciné. Pour peu qu'on se laisse atteindre, il pourrait nous terrasser. Une simple paire d'yeux, un si grand pouvoir. On aurait presque l'impression qu'il nous décortique, qu'il nous fouille, mais il ne dépasse jamais la surface. Il juge sans trancher. Il pénètre sans entendre, voit sans comprendre. Un putain de justicier avec une jambe en bois. Il boite et nous laisse à genoux avec le peu de dignité qu'il nous reste. Pour ma part, cela fait longtemps qu'il me donne simplement le sentiment d'exister. Plus j'y lis du dégoût, plus propre je me sens. Plus j'y vois du jugement, plus libre je suis.

Un sourire se dessine sur mes lèvres devant l'expression choquée de la femme. Comme beaucoup, ses yeux m'ont dévisagé de la tête aux pieds, avant de se détourner pour faire semblant de s'intéresser à autre chose. Même pas les couilles d'assumer. Elle a sûrement oublié où on était. Certes, mes mains sont encore pleines de graisse de moteur, mais tout de même, nous ne sommes qu'au Grill & Cheese. Je me tiens debout face à elle et je pourrais m'amuser un peu, la provoquer avec un clin d'œil ou un regard salace, juste histoire de coller à l'image qu'elle se fait de moi. Pourtant, je ne suis pas d'humeur à jouer. Je tire une longue taffe en plissant les yeux avant que mon regard se perde par-dessus son épaule. Ma place m'attend. Voilà l'une des rares choses que je possède en ce bas monde, une place au Grill & Cheese.

Je me décide enfin à libérer le passage pour la laisser quitter le restaurant sans plus lui accorder d'attention et me dirige d'un pas automatique vers la petite table au fond de l'établissement, entre la fenêtre donnant sur la rue et une porte de service. En face, je vois mon vieux pote, le visage bouffi et rouge de chaleur, la casquette tenant à peine sur sa tignasse bouclée. Il sourit à sa cliente et prend sa commande avec entrain, lui proposant des trucs en plus à ajouter à son menu. Je laisse échapper un petit rire en secouant la tête, c'est qu'il est plutôt doué, ce con.

Je me cale au fond de mon siège en simili cuir et tire sur ma clope avant de regarder par la fenêtre. Dehors, le parking se remplit à mesure que le soleil se couche. La luminosité déclinant, le tableau de la salle du Grill & Cheese se dessine sur la vitre dans des tons tamisés de rouge et jaune diffus. Je croise mon reflet, et finalement c'est mon propre regard qui me saisit.

Je vois ce mec en combinaison de mécanicien se pencher en avant, les coudes calés sur la table, une cigarette fumante au bout de ses doigts noircis. Il s'approche si près de la vitre qu'il y remarque les traces de détergent séché. Dans ses yeux, ce n'est pas le détachement que je pensais ressentir depuis mon départ du garage. Putain, non. C'est un basculement. Celui que je craignais depuis longtemps, celui que je sens vibrer sous ma peau depuis toujours.

On m'arrache brusquement ma cigarette. Je me retourne pour observer Jax, qui se glisse sur la banquette face à moi en retirant sa casquette.

— Désolé, frérot, le patron veut pas qu'on fume à l'intérieur.

Mon pote écrase la cigarette dans le cendrier et souffle d'un air éreinté. Face à mon silence, il se fige, étudie mes traits avec précaution. Je ne lui ai pas parlé de la journée, mais je devine sans difficulté qu'il a compris. Lui et moi avons toujours eu cette capacité à communiquer avec les yeux. Pour un type qui n'aime pas parler, comme moi, il est la meilleure compagnie que je puisse espérer.

— Bah, merde, alors..., souffle-t-il en se passant une main dans les cheveux.

Je laisse échapper un rire et attrape la salière posée au milieu de la table pour la faire tourner entre mes doigts. Je prends soudain conscience de tout ce qui m'entoure. Le Grill & Cheese est une vieille bicoque à l'enseigne clignotante, un refuge pour les âmes perdues du coin. L'odeur persistante de graisse brûlée flotte dans l'air, se mêlant à celle, plus subtile, du détergent bon marché utilisé pour nettoyer les tables collantes. La faible musique en fond, les couverts, les conversations, tout cela donne à l'endroit une ambiance conviviale, le sentiment d'avoir un chez-soi. Je verse machinalement quelques grains de sel sur le lino pour leur donner des formes géométriques aléatoires. J'entends Jax me parler, je perçois même son ton rassurant. Celui qui veut toujours me requinquer. Je n'ai pas besoin de le regarder pour deviner la lueur inquiète qui assombrit ses prunelles. C'est comme s'il craignait que la moindre contrariété puisse m'arracher à lui. Pourtant, ce n'est pas faute de lui répéter qu'on ne se débarrasse pas aussi facilement d'un bâtard comme moi. Le triangle blanc aux bords irréguliers finit par m'agacer et c'est sans scrupule que je viens l'effacer d'un coup de main.

Busted LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant