Semaine 15 : mardi H+5
Sarah
Je n'ai pas compris ce qui m'est arrivé ce matin. Je les ai suivis. J'ai acquiescé comme je le fais toujours. J'ai agi longtemps de la sorte, après tout pourquoi agir autrement ?
Je n'ai pas résisté quand ils m'ont imposé ce qu'ils appellent « le signalement ». Je ne savais pas de quoi il retournait avant qu'on ne me le fasse. Je n'ai rien dit, je me suis laissée manipuler comme un pantin là aussi.
Ensuite, ils ont tenté de m'expliquer la raison de leur présence à mes côtés, mais je n'ai pas compris. Impossible. Mon cerveau s'est déconnecté, il était bloqué.
Au bout d'un moment, je ne sais plus combien de temps, j'ai analysé la situation, comme si j'avais levé le voile sur ce que j'étais en train de vivre. J'ai alors commencé à leur démontrer que je n'étais pas la bonne personne, ils ne semblaient pas me croire. J'ai l'impression qu'ils ne m'entendaient pas. M'écoutaient-ils ? Après tout, ils ne m'ont jamais prise au sérieux lorsque j'avais fait appel à eux par le passé, pourquoi ce serait différent cette fois ? J'étais allée à leur rencontre dans un état pire qu'aujourd'hui et ils n'avaient même pas sourcillé de compassion. À ce qu'il paraît, les questions telles que « tu étais habillée comment ? » « Tu l'as aguiché ? » à une jeune femme qui s'est fait violer sont récurrentes. Je suis sûre que c'est vrai maintenant. J'imagine les hommes face à moi les poser sans même se rendre compte qu'elles sont odieuses pour la victime. Comment justifier un crime ? Trouver des failles chez la victime, l'accuser à son tour pour faire jouer l'équilibre des causes et des faits !
Je passe des heures à tourner en rond comme un lion en cage dans cette petite pièce sale et puante. Je répète de toutes les façons possibles que ce n'est pas moi, ils doivent entendre que je ne suis pas celle qu'ils cherchent. Un éclair de lucidité me traverse. Je leur demande d'attraper le carnet vert dans mon sac à main. Ils refusent. Je leur dis que cela leur apportera quelques explications. Après une négociation acharnée de mon avocate, elle obtient gain de cause. Le plus jeune des deux récupère l'objet qui, je l'espère, me sauvera de ce terrible malentendu.
À son retour, il le tend à son collègue qui semble le chef de la bande. Il commence à le feuilleter et à pester contre le ridicule de la situation. Mon avocate le somme de me donner le carnet. Il obtempère, non sans émettre des commentaires désobligeants. Je le saisis. Je ne prends pas la peine de le détailler ni de répondre à l'homme bedonnant qui grogne devant moi. J'ai conscience que le temps est compté pour ma survie.
Je l'ouvre à la première page et je lis à voix haute. Je déchiffre les mots sans me soucier des heures qui passent. Je ne les entends plus souffler ou râler que c'étaient des informations inutiles. Je tourne les feuillets, lis chaque mot qui se présente sous mes yeux. Je respire à peine. Mais ils ne semblent toujours pas atteints par mon récit.
Semaine 15 : mercredi H+24
Sarah
24 heures plus tard, j'y suis encore. Rien de ce que je peux leur dire ne les convainc. Ils restent campés sur leur position. Personne ne m'écoute, on ne m'entend pas. Je m'évertue, en vain, à leur expliquer qu'ils ne cherchent pas au bon endroit. Je suis fatiguée. Mes enfants m'obnubilent durant les moments de répit en dehors des interrogatoires. Ils me manquent. Mon père les garde. Toute cette histoire doit les perturber. Je résiste pour eux. Jamais je ne leur ai montré que j'avais mal ou peur. Je ne m'effondrerai, pas aujourd'hui après tout ce que j'ai vécu et là où j'en suis arrivée. Je n'ai d'autre choix que de me battre, de crier mon innocence. Qu'est-ce qui pourrait faire pencher la balance en ma faveur ? La violence physique ? La torture psychologique ? Le danger dans lequel mes enfants évoluaient ? Cette situation est fantasque, presque risible. C'est à moi de prouver la véracité de mes propos. Quand je venais en qualité de victime, armée de preuves, de faits, de mon état physique, personne ne m'a crue. Ils n'ont pas bougé. Cela m'interpelle et m'invite à me questionner sur mon existence. Ai-je vraiment une place à part entière dans la société ? Suis-je respectée, reconnue en tant que personne ? Visiblement, non. Je suis esclave de ma vie, sans valeur, sans intérêt pour personne. Quand ai-je perdu ma position dans le monde ? À quel moment suis-je devenue autre chose qu'un individu égalitaire de tous ? Je me sens en dessous de tout et l'environnement dans lequel j'évolue me le confirme un peu plus chaque jour. Je pensais m'en être sortie avec mes petits bras, mes amies, ma force et mes enfants, mais peut-être pas autant que je ne l'aurais cru. Peut-être que je ne retrouverai jamais cette place que j'ai connue autrefois. J'ai dû réaliser des choses terribles dans une vie antérieure ou dans celle-là pour être traitée de la sorte.
Je leur ai demandé si je pouvais poursuivre l'exposé de mon carnet. Je n'avais pas pu finir la veille, ils m'ont interrompu pour mettre fin à leur service. Ils m'ont coupée après quelques pages lues. La sincérité de mes paroles, l'authenticité des faits ne les ont pas touchés. Ils m'ont raccompagnée à la cellule qui me fait office de lieu de vie depuis plus de 24 heures. Le procureur leur a accordé une journée de plus pour me faire avouer. Ils sont venus me le rapporter tout fiers en tenue de ville avant de disparaître sous mes yeux.
— Tu restes encore avec nous ce soir. Demain, faudra que tu avoues, on ne va pas y passer une éternité. Tout t'accable, soit un peu honnête. Le juge est toujours clément avec les gens honnêtes.
Je n'ai rien répondu.
Semaine 15 : jeudi H+34 -
Sarah
J'ai réfléchi toute la nuit, assise sur ce bloc de béton qui fait office de lit, dans un coin de cette pièce lugubre, à ce que j'aurais pu leur dire. J'aurais dû réagir, mais je n'ai pas réussi. J'ai préparé des dizaines de phrases dans ma tête, d'abord pour trouver celles que j'aurais dû leur cracher au visage face à leur attitude puis pour dénicher celles que je leur dirais aujourd'hui pour qu'ils me croient. J'ai dormi à peine deux heures. Comment faire autrement ? Les murs autour de moi ne sont pas peints, des gravures reflètent le passage des précédents détenus. Des traces, innommables, jonchent le sol, je ne préfère pas tenter de les identifier. Je suis déjà prise de nausées depuis mon incarcération, inutile d'en rajouter. J'ai refusé leur couverture puante qui n'avait pas dû passer par la case « lessive » depuis des semaines. Je me suis contentée d'entourer mes jambes de mes bras, le tissu fin de ma robe ne m'apportant aucune chaleur. Aussi, je n'attendais qu'une chose, poursuivre ma lecture. Je voulais aller au bout de ce que j'avais commencé à avouer comme un exorcisme de ma vie antérieure. Tant pis si je finissais enfermée, il fallait que je termine, que je clôture le chapitre de cette relation. Je suis prête, je les attends de pied ferme.
Semaine 15 : jeudi H+47
Sarah
Je pensais sortir ce soir, par une porte ou une autre, celle de la sortie libre ou celle de l'entrée de la prison, mais je n'aurais pas pensé dormir une nuit de plus dans cette cellule. Et pourtant, le plus grand des deux policiers, le plus sympa si je peux le considérer ainsi avec sa voix plus douce, moins agressive, m'a avertie que je ne serais pas encore libérée. J'étais dépitée, triste, effrayée, qu'allait-il m'arriver ? Qu'allait-il advenir de mes enfants si je ne sortais pas par la grande porte ? Que pensent-ils en ce moment ? Que font-ils ? J'espère qu'ils vont bien. Cette annonce m'amène à toutes les réflexions que j'avais bloquées jusque-là. Je rêve qu'on les chérit pour pallier mon absence. Si je sors, je jure de foncer au magasin leur acheter ce jeu de société qu'ils me réclament depuis des semaines et qu'on y jouera des heures durant en mangeant des chips et en buvant des sodas. Je leur promets une soirée sans limite pendant laquelle on se construira une cabane dans le salon pour y dormir tous les trois. Je regrette tant de les avoir mis dans cette situation même si je n'en suis pas à l'origine. Je n'ai pas les cartes en main, ni un joker ni un as pour m'en sortir. Je ne suis pas maître des évènements des prochaines heures. J'ai entendu les deux hommes parler devant ma cellule. Ils pensaient que je dormais vu que j'étais tournée face au mur, roulé en boule, pour pleurer. Ils disaient que le procureur avait mandaté une femme pour m'amadouer lors de la dernière audition et que, peu importe que j'avoue ou non, ils avaient assez de preuves pour m'inculper. Ils n'attendent que le résultat du médecin expert pour valider mon arrestation. Je n'ai pas entendu le reste, car un homme dans une cellule plus loin s'est mis à hurler des obscénités. J'avais compris que la journée suivante serait comme les deux que je venais de passer. Je serai auditionnée pendant des heures puis abandonnée dans cette cage. Je serai poussée dans mes retranchements pour qu'ils me voient avouer. Mais je n'en ferais rien ! Je vais tenir pour mes petits parce qu'ils m'attendent dehors, je le sais. Je ne peux pas me résoudre à les abandonner. Jamais au grand jamais. Paul et son clan n'y sont pas arrivés par leur pression, ces hommes n'y parviendront pas non plus.
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TU ES QUELQU'UN
General FictionLe mot résilience aurait pu être créé pour Sarah. Derrière chaque empreinte de pas qu'a laissée l'héroïne de ce récit en se relevant des épreuves de la vie, elle y a abandonné un peu d'elle-même. Petit à petit, elle a perdu sa joie, sa dignité, s...